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Il y avait exactement deux ans qu'elle connaissait Louis Vannier. C'était un homme dynamique d'une quarantaine d'années. Il cherchait alors à ouvrir à proximité de Dijon sa troisième librairie : « Lire et Relu ».
A cette époque, Gilles, un ami commun, avait présenté Vannier et son projet à Margaux. Jusque-là, elle n'avait travaillé que dans les milieux universitaires, mais cette entreprise la séduisait. Elle avait été engagée après un après-midi de chaleureux entretien. Quelques semaines de formation pour un minimum de gestion et elle ouvrait sa boutique tout en longueur au bord de la rivière paressant à travers la ville. Le libraire lui laissait un beau volant de manœuvre pour ses propres projets.
En deux ans, elle n'avait guère revu que quatre à cinq fois Louis Vannier, la plupart des problèmes se réglant par mails ou courriers laconiques. Cartons glacés sans nom de destinataire, souvent même sans signature... Cette prose lapidaire disparaissait sitôt la demande satisfaite. « Ci-joint copies des commandes du... prévoir commande chez... Me retourner bordereaux de... Organiser signature pour... »
Margaux était heureuse et libre. Cette année, elle avait décidé pour le dernier samedi de septembre d'organiser une sorte de « Livre sur la Place » comme il s'en tient à Nancy. Elle avait invité Vannier, il était venu. La journée était très belle et l'opération avait été un franc succès. Elle avait goûté sa présence plus que prévu. Au fond de la salle, elle avait installé un salon de lecture. Elle s'était assuré la participation de Tyl-Féraud, acteur de talent qui disait des textes sur fond sonore.
Or, voici que ce matin, mercredi, elle recevait une lettre de Louis Vannier :
« Bravo pour votre manifestation de samedi. Ce fut une belle réussite et un véritable plaisir. Bien à vous. Louis. »
Margaux relut ces deux lignes, un peu incrédule d'abord, puis exaltée soudain.
Elle glissa la lettre dans son sac à main ; elle se sentait d'excellente humeur.
A midi, elle retrouva Dom et Frédérique au Chinois comme chaque mercredi. Dom montra les dernières photos de sa petite Capucine et Margaux trouva le bébé adorable. Elle fut, ce jour-là, de délicieuse compagnie. Ses amies lui trouvèrent d'ailleurs une mine excellente et la félicitèrent pour son initiative réussie de samedi. La petite ville n'offrait pas souvent l'occasion de manifestations culturelles.
On approchait de quatorze heures et Margaux reprit le chemin de sa librairie. Elle s'installa dans son petit salon de lecture et sortit la lettre de Louis.
Elle la relut.
« Bravo pour votre manifestation de samedi. Ce fut une belle réussite et un véritable plaisir. Bien à vous. Louis. »
Et sans s'en rendre compte, elle commença à chercher entre les mots, entre les lettres, les signes dissimulés. Si ces deux lignes la rendaient si heureuse, c'est qu'elles disaient sûrement plus qu'elles n'en avaient l'air...
Il y avait, après « Bravo pour », un point. Un simple point. Non comme une marque de ponctuation, mais plutôt comme le signe de la plume qui se pose. Comme une hésitation avant de poursuivre, de choisir le mot qui saura se faire entendre, ou comme un geste qu'on voudrait faire... Un point bien séparé des deux mots qui le côtoyaient. Un point qu'on n'attendait pas ici. Comme un regard posé sur votre visage.
Elle sentit sur son corps l'appui de son regard. Et elle se souvint de la façon dont il l'avait regardée samedi, à plusieurs reprises, comme s'il la voyait pour la première fois. Comme s'il la trouvait belle.
Les lettres du « Votre » s'enroulaient vivement, se refermant sur elles-mêmes comme un tout, un mot hors texte. Une main serrant sa main. Elle frémit.
Et ces trois points après « plaisir » ! Voie ouverte, sentier nacré, invitation au voyage, espace secret où sont couchés les mots invisibles, ceux qu'on n'a pas osé, pas encore, écrire.
Un premier client interrompit Margaux. Un adolescent. Mercredi, c'était la journée des scolaires. Il avait besoin de papeterie, elle le conseilla patiemment. Elle le connaissait de vue. Sentant sa réceptivité, il se lança sur un compliment pour sa manifestation de samedi. Il avait apprécié les lectures de Tyl-Féraud. Elle bavarda un moment. Elle confondait les compliments ; ceux du client, ceux de Louis. Elle l'appelait Louis à présent.
Elle revint à la lettre.
Vers ces deux lignes déjà surchargées de tous ses ajouts. Elle fit miroiter certains mots. « Belle » : comme un hommage à sa beauté à elle. « Véritable » : elle voyait dans ce qualificatif, une évocation de valeurs solides, sincérité, fiabilité. Ferveur. Et puis ces trois mots : « bien à vous »...
Une jeune femme entra avec une fillette de huit ans environ. Elle hésitait. La petite n'était pas encore une vraie lectrice. Mais elle adorait les histoires... Margaux conseilla quelques Roald Dahl. L'enfant aima d'emblée les couvertures et partit contente.
Margaux revint à sa lettre. A ce : « Bien à vous », qui n'était pas, elle le sentait bien, la coquille vide de la formule consacrée. Elle réinjecta donc dans chacun des mots leur plein sens. Bien : bien-être, béatitude, bonheur... A vous : avec vous, pour vous... Tout à vous...
Puis elle s'absorba dans la signature : « Louis ».
Signature si rarement posée, en tout cas, jamais par son seul prénom. Elle suivait lentement la boucle délicieuse, courbée, du L et les lettres intérieures, légèrement ouvertes jusqu'au S final qui montait à la manière d'une interrogation.
La signature lui paraissait isolée sur la page, comme un appel très doux, une invitation à être rejoint.
A présent, ses yeux couraient trop vite sur ces deux lignes trop courtes.
Elle se mit à lire du bout des doigts, retraçant une à une les courbes, jambages, sillons secrets, descendant délicieusement dans des creux inattendus, frissonnant sur la portée de lentes arabesques.
Et la pensée que sa main glissait exactement sur les traces de la sienne acheva de la bouleverser, et de la convaincre.
Cette lettre-là, était bien la plus belle lettre d'amour qu'elle ait jamais reçue.
A cette époque, Gilles, un ami commun, avait présenté Vannier et son projet à Margaux. Jusque-là, elle n'avait travaillé que dans les milieux universitaires, mais cette entreprise la séduisait. Elle avait été engagée après un après-midi de chaleureux entretien. Quelques semaines de formation pour un minimum de gestion et elle ouvrait sa boutique tout en longueur au bord de la rivière paressant à travers la ville. Le libraire lui laissait un beau volant de manœuvre pour ses propres projets.
En deux ans, elle n'avait guère revu que quatre à cinq fois Louis Vannier, la plupart des problèmes se réglant par mails ou courriers laconiques. Cartons glacés sans nom de destinataire, souvent même sans signature... Cette prose lapidaire disparaissait sitôt la demande satisfaite. « Ci-joint copies des commandes du... prévoir commande chez... Me retourner bordereaux de... Organiser signature pour... »
Margaux était heureuse et libre. Cette année, elle avait décidé pour le dernier samedi de septembre d'organiser une sorte de « Livre sur la Place » comme il s'en tient à Nancy. Elle avait invité Vannier, il était venu. La journée était très belle et l'opération avait été un franc succès. Elle avait goûté sa présence plus que prévu. Au fond de la salle, elle avait installé un salon de lecture. Elle s'était assuré la participation de Tyl-Féraud, acteur de talent qui disait des textes sur fond sonore.
Or, voici que ce matin, mercredi, elle recevait une lettre de Louis Vannier :
« Bravo pour votre manifestation de samedi. Ce fut une belle réussite et un véritable plaisir. Bien à vous. Louis. »
Margaux relut ces deux lignes, un peu incrédule d'abord, puis exaltée soudain.
Elle glissa la lettre dans son sac à main ; elle se sentait d'excellente humeur.
A midi, elle retrouva Dom et Frédérique au Chinois comme chaque mercredi. Dom montra les dernières photos de sa petite Capucine et Margaux trouva le bébé adorable. Elle fut, ce jour-là, de délicieuse compagnie. Ses amies lui trouvèrent d'ailleurs une mine excellente et la félicitèrent pour son initiative réussie de samedi. La petite ville n'offrait pas souvent l'occasion de manifestations culturelles.
On approchait de quatorze heures et Margaux reprit le chemin de sa librairie. Elle s'installa dans son petit salon de lecture et sortit la lettre de Louis.
Elle la relut.
« Bravo pour votre manifestation de samedi. Ce fut une belle réussite et un véritable plaisir. Bien à vous. Louis. »
Et sans s'en rendre compte, elle commença à chercher entre les mots, entre les lettres, les signes dissimulés. Si ces deux lignes la rendaient si heureuse, c'est qu'elles disaient sûrement plus qu'elles n'en avaient l'air...
Il y avait, après « Bravo pour », un point. Un simple point. Non comme une marque de ponctuation, mais plutôt comme le signe de la plume qui se pose. Comme une hésitation avant de poursuivre, de choisir le mot qui saura se faire entendre, ou comme un geste qu'on voudrait faire... Un point bien séparé des deux mots qui le côtoyaient. Un point qu'on n'attendait pas ici. Comme un regard posé sur votre visage.
Elle sentit sur son corps l'appui de son regard. Et elle se souvint de la façon dont il l'avait regardée samedi, à plusieurs reprises, comme s'il la voyait pour la première fois. Comme s'il la trouvait belle.
Les lettres du « Votre » s'enroulaient vivement, se refermant sur elles-mêmes comme un tout, un mot hors texte. Une main serrant sa main. Elle frémit.
Et ces trois points après « plaisir » ! Voie ouverte, sentier nacré, invitation au voyage, espace secret où sont couchés les mots invisibles, ceux qu'on n'a pas osé, pas encore, écrire.
Un premier client interrompit Margaux. Un adolescent. Mercredi, c'était la journée des scolaires. Il avait besoin de papeterie, elle le conseilla patiemment. Elle le connaissait de vue. Sentant sa réceptivité, il se lança sur un compliment pour sa manifestation de samedi. Il avait apprécié les lectures de Tyl-Féraud. Elle bavarda un moment. Elle confondait les compliments ; ceux du client, ceux de Louis. Elle l'appelait Louis à présent.
Elle revint à la lettre.
Vers ces deux lignes déjà surchargées de tous ses ajouts. Elle fit miroiter certains mots. « Belle » : comme un hommage à sa beauté à elle. « Véritable » : elle voyait dans ce qualificatif, une évocation de valeurs solides, sincérité, fiabilité. Ferveur. Et puis ces trois mots : « bien à vous »...
Une jeune femme entra avec une fillette de huit ans environ. Elle hésitait. La petite n'était pas encore une vraie lectrice. Mais elle adorait les histoires... Margaux conseilla quelques Roald Dahl. L'enfant aima d'emblée les couvertures et partit contente.
Margaux revint à sa lettre. A ce : « Bien à vous », qui n'était pas, elle le sentait bien, la coquille vide de la formule consacrée. Elle réinjecta donc dans chacun des mots leur plein sens. Bien : bien-être, béatitude, bonheur... A vous : avec vous, pour vous... Tout à vous...
Puis elle s'absorba dans la signature : « Louis ».
Signature si rarement posée, en tout cas, jamais par son seul prénom. Elle suivait lentement la boucle délicieuse, courbée, du L et les lettres intérieures, légèrement ouvertes jusqu'au S final qui montait à la manière d'une interrogation.
La signature lui paraissait isolée sur la page, comme un appel très doux, une invitation à être rejoint.
A présent, ses yeux couraient trop vite sur ces deux lignes trop courtes.
Elle se mit à lire du bout des doigts, retraçant une à une les courbes, jambages, sillons secrets, descendant délicieusement dans des creux inattendus, frissonnant sur la portée de lentes arabesques.
Et la pensée que sa main glissait exactement sur les traces de la sienne acheva de la bouleverser, et de la convaincre.
Cette lettre-là, était bien la plus belle lettre d'amour qu'elle ait jamais reçue.
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