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Elle regarde distraitement par la fenêtre la pluie qui bat en crachin léger. Pourquoi aujourd'hui précisément ? Mais pourquoi pas ? Elle aurait pu venir il y a dix jours, ou vingt. Elle a repoussé sans cesse sa venue. Puis, il y a une semaine, elle a pris son courage à deux mains et a réservé une table. « Pour deux ? » avait demandé la voix masculine. Non, elle serait seule. C'était bien la première fois qu'elle venait dans un restaurant sans compagnon de table. C'est en partie une des raisons qui la faisait sans cesse repousser ce repas.
Elle considère avec un intérêt un peu factice la salle décorée de blanc et de brun, un côté « roots », design, matières brutes agencées de façon sophistiquées, un peu absurde et superficiel, pourtant non dénué de charme.
Le maître d'hôtel observe de temps à autre cette femme élégante, aux cheveux blancs très courts, sans bijoux, maquillée de ses seules rides. Quel âge peut elle avoir ? Soixante-dix ans ? Davantage ? Elle déjeune seule, c'est si rare. Cela le rend un peu triste mais il n'a guère le temps de s'amollir dans une mélancolie douce. Le service commence, les clients arrivent. Il tient pourtant à ce que tout se déroule au mieux pour elle. Un genre de pincement au cœur, lié à son âge avancé peut-être...
Elle lisse d'un doigt une mèche rebelle et porte le verre d'eau minérale à ses lèvres, si fines qu'elles ne sont qu'une ligne tracée sur son visage. Les bulles montent et explosent à la surface en une myriade de gouttelettes dont certaines atteignent son menton. Elle a choisi des plats sur un menu sans trop savoir. Elle imagine qu'il y a, parmi eux, certains mets que lui aura préparé mais elle n'a pas osé poser la question. Elle aimerait rester transparente, une hôte de passage dans ce restaurant du bout de son monde. Elle a fait trois cents kilomètres en train pour venir déjeuner ici. Elle a longtemps calculé ce qu'il lui en coûterait, moins en argent dépensé qu'en souvenirs étalés et en émotions incertaines. Le verra-t-elle seulement ? Parlera-t-elle ? Tantôt elle s'imagine toucher de sa main vieillie, parcheminée, sa peau lisse de jeune homme, entendre sa voix, se couler dans son regard. Tantôt elle se préfère invisible, lointaine, juste une convive parmi d'autres, quittant cette petite ville de province juste après son repas. L'apercevoir peut-être, ne serait-ce qu'une seule fois... Cela serait-il satisfaisant, suffisant ? Vouloir plus est-il un leurre ?
Il ne l'attend pas. Elle l'a attendu quinze ans. Elle balaie d'un revers de pensée, d'un clignement de paupière, tous les regrets qui pointent leur nez.
Le maître d'hôtel est aux petits soins, elle s'en est rendue compte. À son âge, elle a appris à faire attention aux autres, observer dans le détail, repérer l'imperceptible sur la peau, les regards aigus, le tremblement de la lèvre, le soupir étouffé, les larmes ravalées, les mots emprisonnés... Elle sait tout ce que l'on cache, tout ce que l'on tait, elle a un don pour ça. Elle devine que cet homme affairé qui marche vite, souple et droit, entre les tables, a un genre de considération mêlée de pitié, confite dans l'attention portée. C'est ainsi lorsque l'on est une vieille dame seule. Elle lit le même intérêt dans les pupilles humides de ses voisins, des commerçants de son quartier. Elle a l'habitude...
Elle déguste sans déplaisir le velouté de potimarron à la truffe blanche, c'est la première fois qu'elle goûte ce champignon de luxe, comme c'est la première fois qu'elle mange dans une table étoilée. Elle trouve cela onirique, ces étoiles dans l'assiette. Elle contemple les lamelles de truffe comme autant de scintillements de lumière pâle.
Elle aimerait voir les étoiles dans ses yeux à lui. Ils sont bleus sur les photos qui ternissent dans son album et se floutent dans son propre regard. Elle songe qu'il est un peu son étoile lointaine, son Nord, celle qui lui permet de garder le cap, qui la maintient en vie.
Elle picore un peu du second plat, une volaille fermière très tendre, à la chair d'une blancheur opaline, nappée d'ingrédients non identifiés et de saveurs inconnues. Elle a le sentiment de voyager plus loin que ce pour quoi elle a pris le train. Ses papilles décontenancées agréablement palpitent de sensations inédites. Elle pose sa petite cuillère dans une mousse pourpre et une crème glacée verte. Les fruits rouges explosent et la pistache fond sur sa langue. Même si elle n'est pas venue pour ça, cette volupté douce et fluide dans sa bouche a de quoi la réconcilier avec la vie.
Elle se dit que ce métier de cuisinier, c'est offrir une palette d'émotions, des frissons de plaisir, un baume sur les plaies quotidiennes. Cette profession, c'est de l'empathie à l'état pur. Peut-être en aurait-il pour elle ? Au moins en tant que cliente.
Elle l'imagine, de l'autre côté de la porte. Elle ne sait pas trop à quoi ressemble une cuisine professionnelle. Une débauche d'inox, un meuble de cuisson gigantesque, des brasiers géants, des ustensiles d'ogres en cuivre rutilant, toute la fantasmagorie de celle qui n'a jamais su réellement cuisiner. Ce n'est hélas pas d'elle que vient la vocation ni l'inspiration du jeune homme mais de sa fille aînée avec laquelle elle s'est brouillée il y a plus de vingt ans et qui est morte avant elle. Et avant réconciliation. Comment effacer une chose pareille ? Comment venir glaner le pardon de ce jeune homme, là, tout près, de l'autre côté du passe ? Elle ose une pensée indécente, une fulgurance grainée d'ombre et de lumière. Elle se le dit comme on dirait un gros mot. Cela ne franchit pas la ligne de sa bouche, cela s'étrangle dans sa gorge nouée, cela reste incarcéré dans son cerveau. « Mon petit fils ».
Elle sait alors qu'elle repartira sans l'avoir vu.
Elle considère avec un intérêt un peu factice la salle décorée de blanc et de brun, un côté « roots », design, matières brutes agencées de façon sophistiquées, un peu absurde et superficiel, pourtant non dénué de charme.
Le maître d'hôtel observe de temps à autre cette femme élégante, aux cheveux blancs très courts, sans bijoux, maquillée de ses seules rides. Quel âge peut elle avoir ? Soixante-dix ans ? Davantage ? Elle déjeune seule, c'est si rare. Cela le rend un peu triste mais il n'a guère le temps de s'amollir dans une mélancolie douce. Le service commence, les clients arrivent. Il tient pourtant à ce que tout se déroule au mieux pour elle. Un genre de pincement au cœur, lié à son âge avancé peut-être...
Elle lisse d'un doigt une mèche rebelle et porte le verre d'eau minérale à ses lèvres, si fines qu'elles ne sont qu'une ligne tracée sur son visage. Les bulles montent et explosent à la surface en une myriade de gouttelettes dont certaines atteignent son menton. Elle a choisi des plats sur un menu sans trop savoir. Elle imagine qu'il y a, parmi eux, certains mets que lui aura préparé mais elle n'a pas osé poser la question. Elle aimerait rester transparente, une hôte de passage dans ce restaurant du bout de son monde. Elle a fait trois cents kilomètres en train pour venir déjeuner ici. Elle a longtemps calculé ce qu'il lui en coûterait, moins en argent dépensé qu'en souvenirs étalés et en émotions incertaines. Le verra-t-elle seulement ? Parlera-t-elle ? Tantôt elle s'imagine toucher de sa main vieillie, parcheminée, sa peau lisse de jeune homme, entendre sa voix, se couler dans son regard. Tantôt elle se préfère invisible, lointaine, juste une convive parmi d'autres, quittant cette petite ville de province juste après son repas. L'apercevoir peut-être, ne serait-ce qu'une seule fois... Cela serait-il satisfaisant, suffisant ? Vouloir plus est-il un leurre ?
Il ne l'attend pas. Elle l'a attendu quinze ans. Elle balaie d'un revers de pensée, d'un clignement de paupière, tous les regrets qui pointent leur nez.
Le maître d'hôtel est aux petits soins, elle s'en est rendue compte. À son âge, elle a appris à faire attention aux autres, observer dans le détail, repérer l'imperceptible sur la peau, les regards aigus, le tremblement de la lèvre, le soupir étouffé, les larmes ravalées, les mots emprisonnés... Elle sait tout ce que l'on cache, tout ce que l'on tait, elle a un don pour ça. Elle devine que cet homme affairé qui marche vite, souple et droit, entre les tables, a un genre de considération mêlée de pitié, confite dans l'attention portée. C'est ainsi lorsque l'on est une vieille dame seule. Elle lit le même intérêt dans les pupilles humides de ses voisins, des commerçants de son quartier. Elle a l'habitude...
Elle déguste sans déplaisir le velouté de potimarron à la truffe blanche, c'est la première fois qu'elle goûte ce champignon de luxe, comme c'est la première fois qu'elle mange dans une table étoilée. Elle trouve cela onirique, ces étoiles dans l'assiette. Elle contemple les lamelles de truffe comme autant de scintillements de lumière pâle.
Elle aimerait voir les étoiles dans ses yeux à lui. Ils sont bleus sur les photos qui ternissent dans son album et se floutent dans son propre regard. Elle songe qu'il est un peu son étoile lointaine, son Nord, celle qui lui permet de garder le cap, qui la maintient en vie.
Elle picore un peu du second plat, une volaille fermière très tendre, à la chair d'une blancheur opaline, nappée d'ingrédients non identifiés et de saveurs inconnues. Elle a le sentiment de voyager plus loin que ce pour quoi elle a pris le train. Ses papilles décontenancées agréablement palpitent de sensations inédites. Elle pose sa petite cuillère dans une mousse pourpre et une crème glacée verte. Les fruits rouges explosent et la pistache fond sur sa langue. Même si elle n'est pas venue pour ça, cette volupté douce et fluide dans sa bouche a de quoi la réconcilier avec la vie.
Elle se dit que ce métier de cuisinier, c'est offrir une palette d'émotions, des frissons de plaisir, un baume sur les plaies quotidiennes. Cette profession, c'est de l'empathie à l'état pur. Peut-être en aurait-il pour elle ? Au moins en tant que cliente.
Elle l'imagine, de l'autre côté de la porte. Elle ne sait pas trop à quoi ressemble une cuisine professionnelle. Une débauche d'inox, un meuble de cuisson gigantesque, des brasiers géants, des ustensiles d'ogres en cuivre rutilant, toute la fantasmagorie de celle qui n'a jamais su réellement cuisiner. Ce n'est hélas pas d'elle que vient la vocation ni l'inspiration du jeune homme mais de sa fille aînée avec laquelle elle s'est brouillée il y a plus de vingt ans et qui est morte avant elle. Et avant réconciliation. Comment effacer une chose pareille ? Comment venir glaner le pardon de ce jeune homme, là, tout près, de l'autre côté du passe ? Elle ose une pensée indécente, une fulgurance grainée d'ombre et de lumière. Elle se le dit comme on dirait un gros mot. Cela ne franchit pas la ligne de sa bouche, cela s'étrangle dans sa gorge nouée, cela reste incarcéré dans son cerveau. « Mon petit fils ».
Elle sait alors qu'elle repartira sans l'avoir vu.
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