Paris 1941.
Imaginez un cabaret où se pressent les uniformes vert-de-gris ou noirs et quelques toilettes parfumées. C’est un soir de pleine lune mais ici, à l’intérieur, seuls l’éclat des chandeliers et les feux de la rampe font briller les yeux. Une soirée ordinaire...et pourtant.
Ce soir, je vais chanter et danser, comme chaque soir, devant ce public qui me méprise parce que je suis noire. Pourtant comme ils aimeraient m’avoir dans leur lit ! Je les affole avec mon corps délié qui répond à tous mes désirs, avec mon regard sombre qui rayonne dans les lueurs ambiantes, avec ma voix rauque et profonde. Je suis leur fantasme, leur lubie, leur cliché : je réponds à ce qu’ils attendent d’une négresse ! Mais c’est moi qui prends la lumière, qui étincelle, comme un phare dans la nuit et le brouillard. Je suis l’espoir, je suis la vie. Ils sont invisibles, désincarnés, impuissants dans l’ombre de la salle ; ils ne peuvent rien contre moi, je peux tout contre eux !
Je ne les regarde pas ; je cherche discrètement des yeux ma proie, celui qui va payer ce soir.
Payer pour mon enfance exilée. Payer pour le racisme et le mépris affiché, pour Sarah Baartman, la Vénus hottentote, exhibée comme une bête curieuse à l’exposition coloniale. Payer pour toutes les femmes qui cherchent désespérément à nourrir leurs enfants, pour celles qui subissent le viol de l’occupant. Payer pour ce pays, mon pays qu’ils dépouillent et dont je porte haut les couleurs dans le combat souterrain que je mène depuis la défaite, en secret.
Je me bats en les regardant en face, en leur souriant de toutes mes dents si blanches qu’ils en sont jaloux. Je me bats avec ce corps qui se contorsionne à l’envi même si souvent je dois le faire obéir en dépit de la fatigue et de la faim. Parce que la danse est exigence et frustrations, je l’entretiens, je lui parle, je le cajole. Et chaque soir, c’est une première victoire si le public se lève, si l’ovation se prolonge, si le doute les assaille !
Il est là, devant la scène, au premier rang, immanquablement. J’irai une dernière fois le retrouver tout à l’heure. Je m’assiérai à sa table. C’est un bel homme, de ceux que j’aurais pu aimer : blond, athlétique, le regard clair, tellement clair qu’on ne peut plus croire que les yeux sont le miroir de l’âme. La sienne est noircie des tortures, des humiliations et des horreurs qu’il inflige à mes camarades. Mais comme il est élégant dans son uniforme sombre !
Nos regards se croisent un instant. Il me sourit. S’il savait ! Les documents cachés dans mon corsage, ses confidences volées, ma trahison, mon engagement.
Fin de la danse. Le faire languir. Aller dans ma loge fourbir mes armes, prendre encore des forces auprès de ceux qui le haïssent, demander à M. s’il m’aime encore, lui murmurer les mots d’amour que j’ai dit à tant d’autres mais ne sont plus réservés qu’à lui.
Il patiente ; j’ai ce qu’il faut pour le retenir : le charme, l’élégance et le flacon dont je verserai bientôt le contenu dans son verre. Pas encore.
Nous sortons : la lune inonde la butte Montmartre et le vent fait danser les ombres. Nous marchons un peu, suivis par sa voiture. Il fait bon. Un temps de bonheur ! Si seulement !
...
Voilà. C’est fait. Je vais sortir de chez lui. Rien, il n’y a rien eu entre nous. Comme chaque fois, il m’a raconté sa vie, assis dans le canapé qui me faisait face, un verre à la main, ce verre qui l’a condamné.
La porte d’entrée, la grille de l’ascenseur qui grince, puis le hall. Il y a tant de lumière dehors ; ce n’est pas la lune, non. Je reste figée dans les phares des voitures noires.
Je sais ce qui m’attend.
Imaginez un cabaret où se pressent les uniformes vert-de-gris ou noirs et quelques toilettes parfumées. C’est un soir de pleine lune mais ici, à l’intérieur, seuls l’éclat des chandeliers et les feux de la rampe font briller les yeux. Une soirée ordinaire...et pourtant.
Ce soir, je vais chanter et danser, comme chaque soir, devant ce public qui me méprise parce que je suis noire. Pourtant comme ils aimeraient m’avoir dans leur lit ! Je les affole avec mon corps délié qui répond à tous mes désirs, avec mon regard sombre qui rayonne dans les lueurs ambiantes, avec ma voix rauque et profonde. Je suis leur fantasme, leur lubie, leur cliché : je réponds à ce qu’ils attendent d’une négresse ! Mais c’est moi qui prends la lumière, qui étincelle, comme un phare dans la nuit et le brouillard. Je suis l’espoir, je suis la vie. Ils sont invisibles, désincarnés, impuissants dans l’ombre de la salle ; ils ne peuvent rien contre moi, je peux tout contre eux !
Je ne les regarde pas ; je cherche discrètement des yeux ma proie, celui qui va payer ce soir.
Payer pour mon enfance exilée. Payer pour le racisme et le mépris affiché, pour Sarah Baartman, la Vénus hottentote, exhibée comme une bête curieuse à l’exposition coloniale. Payer pour toutes les femmes qui cherchent désespérément à nourrir leurs enfants, pour celles qui subissent le viol de l’occupant. Payer pour ce pays, mon pays qu’ils dépouillent et dont je porte haut les couleurs dans le combat souterrain que je mène depuis la défaite, en secret.
Je me bats en les regardant en face, en leur souriant de toutes mes dents si blanches qu’ils en sont jaloux. Je me bats avec ce corps qui se contorsionne à l’envi même si souvent je dois le faire obéir en dépit de la fatigue et de la faim. Parce que la danse est exigence et frustrations, je l’entretiens, je lui parle, je le cajole. Et chaque soir, c’est une première victoire si le public se lève, si l’ovation se prolonge, si le doute les assaille !
Il est là, devant la scène, au premier rang, immanquablement. J’irai une dernière fois le retrouver tout à l’heure. Je m’assiérai à sa table. C’est un bel homme, de ceux que j’aurais pu aimer : blond, athlétique, le regard clair, tellement clair qu’on ne peut plus croire que les yeux sont le miroir de l’âme. La sienne est noircie des tortures, des humiliations et des horreurs qu’il inflige à mes camarades. Mais comme il est élégant dans son uniforme sombre !
Nos regards se croisent un instant. Il me sourit. S’il savait ! Les documents cachés dans mon corsage, ses confidences volées, ma trahison, mon engagement.
Fin de la danse. Le faire languir. Aller dans ma loge fourbir mes armes, prendre encore des forces auprès de ceux qui le haïssent, demander à M. s’il m’aime encore, lui murmurer les mots d’amour que j’ai dit à tant d’autres mais ne sont plus réservés qu’à lui.
Il patiente ; j’ai ce qu’il faut pour le retenir : le charme, l’élégance et le flacon dont je verserai bientôt le contenu dans son verre. Pas encore.
Nous sortons : la lune inonde la butte Montmartre et le vent fait danser les ombres. Nous marchons un peu, suivis par sa voiture. Il fait bon. Un temps de bonheur ! Si seulement !
...
Voilà. C’est fait. Je vais sortir de chez lui. Rien, il n’y a rien eu entre nous. Comme chaque fois, il m’a raconté sa vie, assis dans le canapé qui me faisait face, un verre à la main, ce verre qui l’a condamné.
La porte d’entrée, la grille de l’ascenseur qui grince, puis le hall. Il y a tant de lumière dehors ; ce n’est pas la lune, non. Je reste figée dans les phares des voitures noires.
Je sais ce qui m’attend.