Les yeux fixés sur la ligne d'horizon que les gradins bondés me masquent, je laisse mes pieds se joindre, j'inspire un filet d'air tiède puis je tombe vers l'avant, le visage sans autre expression que celle de ma concentration. Je ne vois rien. N'entends rien. Sauf les battements sourds de mon cœur qui s'autorise une soudaine accélération.
Mais c'est trop tôt. Qu'il attende donc un peu pour s'emballer, le moment de pomper furieusement mon sang viendra bien assez vite.
Pendant que je tente de ralentir les pulsations précipitées de ce cœur fougueux, fier d'être ici, dans le plus grand stade de l'hexagone, pour le plus grand évènement de l'année, l'un de mes pieds avance pour m'empêcher de tomber. C'est mon pied d'appel, celui qui va se placer dans le bloc avant.
Une fois positionné, l'autre se placera naturellement à son tour dans le bloc arrière. Être bien placé dans les starting-blocks est capital. Ce sont eux qui vont me fournir la puissance dont j'ai besoin pour faire un bon départ.
- A vos marques !
Je m'installe dans les blocs. Je vérifie que mes chaussures ne sont pas en contact avec la piste.
Mes mains se posent au sol, doigts vers l'extérieur, juste derrière la ligne de départ tandis que mon genou part à la rencontre de cette même ligne.
Cinq points d'appui, cinq points du corps prêts à décoller.
Le signal de départ va être donné dans une seconde.
Seconde qui s'étire lorsque je ferme les yeux, soucieux d'aller m'enquérir une dernière fois de l'état de mes ressources intérieures. Je me suis bien entraîné, de longs mois durant, j'ai réalisé des performances que je n'aurais jamais cru possibles, je suis au meilleur de ma forme, et pourtant, j'ai ce soupçon de doute qui m'assaille encore, semblable à un détracteur virulent dont je ne parviens pas à me défaire, en dépit de tous mes efforts. Et si j'échouais ? Si tout ce que j'avais accompli pour redonner sens à ma vie tombait à l'eau en une fraction de seconde ?
Je chasse cette horrible pensée de ma tête et m'oblige à me concentrer sur la vision céleste que j'ai eue il y a de cela une éternité, à une époque où mon corps abîmé réclamait à grands cris qu'on le laisse dépérir, en attendant que le moniteur des signes vitaux placé à côté de mon lit affiche le plus beau des tracés plats.
Une vision relativement banale mais qui a eu chez moi un effet prodigieux, alors même que je broyais misérablement du noir, piégé dans un lit médicalisé, les yeux fixés sur l'infime portion de ciel étoilé que la fenêtre coulissante de ma chambre d'hôpital m'autorisait à contempler.
Cette vision n'a duré que le temps d'un souffle. Mais elle a suffi à réveiller en moi le lion que j'étais avant le terrible accident qui m'avait tout dérobé.
Je suis resté coincé à l'intérieur de ma voiture pendant plus d'une heure, sous un camion de quarante tonnes qui m'a percuté à cause d'une avarie de son système de freinage.
Traumatisme crânien, coma, je n'aurais jamais dû m'en sortir ont prétendu les médecins.
Ils se sont trompés, ce sont là des choses qui arrivent. J'aurais juste aimé qu'ils aient le temps de se tromper aussi pour Mathias. Mon fils n'avait que douze ans, mais il était assez grand pour s'asseoir sur le siège passager, siège que le quarante tonnes a écrasé comme un insecte.
Si j'avais pris les calmants apportés par l'infirmière ce soir-là, je n'aurais rien vu. Mais j'ai eu ce sentiment étrange qu'il me fallait rester lucide, encore un peu, avant de sombrer dans les limbes d'un sommeil sans rêve...
Je regardais donc à travers la fenêtre de la chambre aseptisée dans laquelle je végétais depuis près de deux mois lorsque, soudain, elle est apparue...
Boule lumineuse évanescente, oscillant entre le jaune d'or et l'orange flamboyant, elle a été la plus belle des étoiles filantes que j'ai jamais vue de toute mon existence. Possible que je l'aie perçue hors norme, possible aussi que j'ai extrapolé sa beauté, sa vitesse et même son aspect. Mais rien ni personne ne m'enlèvera jamais l'idée que cette étoile filante là n'était pas comme les autres.
Je n'ai rien d'un mystique, je suis même très cartésien dans mon genre, il n'empêche que cette fois-là, j'ai compris qu'il existe en ce monde, et dans l'autre, des forces qui nous dépassent et sur lesquelles on peut compter.
Je l'ai senti au plus profond de mon être. Tout comme j'ai senti les vibrations se propager dans mon corps, et l'onde d'amour absolu inonder mon cœur. De là où il se trouvait, mon fils venait de m'envoyer un message, celui de ne jamais renoncer, pour que sa mort ne soit pas la cause de mon dépérissement et qu'il puisse continuer à vivre à travers moi.
J'ai balancé les calmants à la poubelle, j'ai laissé un énième flot de larmes se déverser sur mes joues creuses puis je me suis fait la promesse solennelle de me battre pour lui.
Et me voilà aujourd'hui, dans le Stade de France, prêt à jaillir des starting-blocks, prêt à m'élancer sur la piste rouge ocre.
Mathias m'a porté jusqu'ici, il m'a aidé à ne rien lâcher, et m'a obligé, bien malgré moi, à tenir l'engagement téméraire que j'avais pris autrefois, plus pour l'impressionner que par réelle aspiration personnelle, de monter un jour sur le podium olympique.
Il n'est donc plus question de douter.
La médaille qui m'attend au bout ne le ramènera pas, mais elle reposera sur mon cœur, à ses côtés.
Je ne bouge pas, mon regard est fixe, verrouillé sur la ligne de départ.
- Prêt !
Je me relève légèrement, ma ligne d'épaule dépasse la ligne blanche, je suis en déséquilibre...
Bang !
Je jaillis des blocs et me propulse vers l'avant !
Je cours pour toi, Mathias !
Mais c'est trop tôt. Qu'il attende donc un peu pour s'emballer, le moment de pomper furieusement mon sang viendra bien assez vite.
Pendant que je tente de ralentir les pulsations précipitées de ce cœur fougueux, fier d'être ici, dans le plus grand stade de l'hexagone, pour le plus grand évènement de l'année, l'un de mes pieds avance pour m'empêcher de tomber. C'est mon pied d'appel, celui qui va se placer dans le bloc avant.
Une fois positionné, l'autre se placera naturellement à son tour dans le bloc arrière. Être bien placé dans les starting-blocks est capital. Ce sont eux qui vont me fournir la puissance dont j'ai besoin pour faire un bon départ.
- A vos marques !
Je m'installe dans les blocs. Je vérifie que mes chaussures ne sont pas en contact avec la piste.
Mes mains se posent au sol, doigts vers l'extérieur, juste derrière la ligne de départ tandis que mon genou part à la rencontre de cette même ligne.
Cinq points d'appui, cinq points du corps prêts à décoller.
Le signal de départ va être donné dans une seconde.
Seconde qui s'étire lorsque je ferme les yeux, soucieux d'aller m'enquérir une dernière fois de l'état de mes ressources intérieures. Je me suis bien entraîné, de longs mois durant, j'ai réalisé des performances que je n'aurais jamais cru possibles, je suis au meilleur de ma forme, et pourtant, j'ai ce soupçon de doute qui m'assaille encore, semblable à un détracteur virulent dont je ne parviens pas à me défaire, en dépit de tous mes efforts. Et si j'échouais ? Si tout ce que j'avais accompli pour redonner sens à ma vie tombait à l'eau en une fraction de seconde ?
Je chasse cette horrible pensée de ma tête et m'oblige à me concentrer sur la vision céleste que j'ai eue il y a de cela une éternité, à une époque où mon corps abîmé réclamait à grands cris qu'on le laisse dépérir, en attendant que le moniteur des signes vitaux placé à côté de mon lit affiche le plus beau des tracés plats.
Une vision relativement banale mais qui a eu chez moi un effet prodigieux, alors même que je broyais misérablement du noir, piégé dans un lit médicalisé, les yeux fixés sur l'infime portion de ciel étoilé que la fenêtre coulissante de ma chambre d'hôpital m'autorisait à contempler.
Cette vision n'a duré que le temps d'un souffle. Mais elle a suffi à réveiller en moi le lion que j'étais avant le terrible accident qui m'avait tout dérobé.
Je suis resté coincé à l'intérieur de ma voiture pendant plus d'une heure, sous un camion de quarante tonnes qui m'a percuté à cause d'une avarie de son système de freinage.
Traumatisme crânien, coma, je n'aurais jamais dû m'en sortir ont prétendu les médecins.
Ils se sont trompés, ce sont là des choses qui arrivent. J'aurais juste aimé qu'ils aient le temps de se tromper aussi pour Mathias. Mon fils n'avait que douze ans, mais il était assez grand pour s'asseoir sur le siège passager, siège que le quarante tonnes a écrasé comme un insecte.
Si j'avais pris les calmants apportés par l'infirmière ce soir-là, je n'aurais rien vu. Mais j'ai eu ce sentiment étrange qu'il me fallait rester lucide, encore un peu, avant de sombrer dans les limbes d'un sommeil sans rêve...
Je regardais donc à travers la fenêtre de la chambre aseptisée dans laquelle je végétais depuis près de deux mois lorsque, soudain, elle est apparue...
Boule lumineuse évanescente, oscillant entre le jaune d'or et l'orange flamboyant, elle a été la plus belle des étoiles filantes que j'ai jamais vue de toute mon existence. Possible que je l'aie perçue hors norme, possible aussi que j'ai extrapolé sa beauté, sa vitesse et même son aspect. Mais rien ni personne ne m'enlèvera jamais l'idée que cette étoile filante là n'était pas comme les autres.
Je n'ai rien d'un mystique, je suis même très cartésien dans mon genre, il n'empêche que cette fois-là, j'ai compris qu'il existe en ce monde, et dans l'autre, des forces qui nous dépassent et sur lesquelles on peut compter.
Je l'ai senti au plus profond de mon être. Tout comme j'ai senti les vibrations se propager dans mon corps, et l'onde d'amour absolu inonder mon cœur. De là où il se trouvait, mon fils venait de m'envoyer un message, celui de ne jamais renoncer, pour que sa mort ne soit pas la cause de mon dépérissement et qu'il puisse continuer à vivre à travers moi.
J'ai balancé les calmants à la poubelle, j'ai laissé un énième flot de larmes se déverser sur mes joues creuses puis je me suis fait la promesse solennelle de me battre pour lui.
Et me voilà aujourd'hui, dans le Stade de France, prêt à jaillir des starting-blocks, prêt à m'élancer sur la piste rouge ocre.
Mathias m'a porté jusqu'ici, il m'a aidé à ne rien lâcher, et m'a obligé, bien malgré moi, à tenir l'engagement téméraire que j'avais pris autrefois, plus pour l'impressionner que par réelle aspiration personnelle, de monter un jour sur le podium olympique.
Il n'est donc plus question de douter.
La médaille qui m'attend au bout ne le ramènera pas, mais elle reposera sur mon cœur, à ses côtés.
Je ne bouge pas, mon regard est fixe, verrouillé sur la ligne de départ.
- Prêt !
Je me relève légèrement, ma ligne d'épaule dépasse la ligne blanche, je suis en déséquilibre...
Bang !
Je jaillis des blocs et me propulse vers l'avant !
Je cours pour toi, Mathias !