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Histoires Jeunesse - 11-14 Ans (Cycle 4)
Young Adult - Nouvelles

Dayo n'est pas né dans le silence. Les premiers sons qui lui parviennent ne sont pas ceux de berceuses mais d'explosions lointaines, puis proches, puis lointaines à nouveau, comme un battement sourd que son cœur de nourrisson prend pour une chanson. Les adultes s'agitent, murmurent des mots mystérieux, leur langage une énigme qui se dessine dans l'ombre du berceau où il repose. La nuit, le vent murmure aussi, mais ce n'est pas du vent, c'est une autre rumeur : celle de cris, de coups, de heurts contre le sol qui se répercutent contre les collines.
Ses premiers souvenirs sont fragmentés, éclats d'une enfance passée à s'échapper. Dans ce monde étrange, même les mères rient pour de faux. Il ne comprend pas pourquoi. Sa mère le serre contre elle, le rassure, lui sourit, mais son sourire flotte sur un océan de peur, comme une bouée prête à céder. Le monde semble immense mais fragile, prêt à se rompre sous le poids de chaque nouveau jour.
À cinq ans, Dayo a déjà appris à distinguer dans les bruits familiers les bruits mortels. Il sait quand il peut courir dans les ruelles sans souci et quand il doit rester immobile, camouflé dans l'ombre. Mais la guerre, ce mot dont il ne comprend pas encore le sens, continue d'évoluer autour de lui, comme un monstre invisible mordant par petites bouchées tout ce qui pourrait être beau.
Il y a un jeu qui revient souvent entre les enfants du village. Quand le crépuscule tombe, ils se rassemblent dans les ruines d'une ancienne école, un édifice éventré par le temps et les balles, et ils y jouent à « faire la guerre ». Les uns se déguisent en soldats avec des bâtons pour armes, d'autres deviennent des civils qui se cachent derrière des murs imaginaires, et quelques-uns – ceux qui en savent déjà trop – incarnent les « fantômes ». Les « fantômes », c'est ce qu'ils sont censés devenir si « les autres » les trouvent. Mais pour Dayo, le jeu a toujours quelque chose d'absurde. « Pourquoi tu veux faire le soldat, toi ? » demande-t-il un jour à un autre garçon. « Parce que les soldats, ils mangent. » Le garçon hausse les épaules, comme si c'était la chose la plus simple du monde. Pourtant, il reste un goût amer dans la bouche de Dayo. Même en jouant, il ressent une absurdité dans les rôles qu'ils incarnent.
Parfois, à l'aube, il y a un moment de calme. Dayo voit le soleil se lever, timidement, sur un horizon qui n'a pas changé depuis la veille. Sa mère est là, à côté de lui, chantonnant une mélodie d'un autre temps, un chant d'une époque qu'il ne connaît pas. Elle l'appelle « le temps d'avant », un mot qui brille dans ses yeux comme une promesse fragile, mais qui glisse entre les doigts de Dayo chaque fois qu'il essaie de l'attraper. « C'était quoi, avant ? » demande-t-il. Et sa mère lui répond seulement : « C'était autre chose. »
Dans cette enfance, où les jeux se mêlent aux larmes et où les rires sonnent parfois creux, Dayo grandit. Il devient un enfant qui sait, sans vraiment comprendre, que ce monde est cassé. Mais il garde en lui, sans savoir comment, une petite flamme, un espoir silencieux. Parce que sa mère, malgré tout, continue de chanter.
***
Entre 10 et 12 ans, son monde est une mosaïque de ruines et de chemins secrets, une géographie complexe qu'il parcourt avec l'agilité d'un chat sauvage. Chaque coin de rue est une part de ce territoire qu'il connaît par cœur. Pourtant, il sent que quelque chose change. La guerre, qui jusque-là n'était qu'un bruit de fond, commence à se matérialiser sous ses yeux. Il découvre que les adultes parlent d'elle avec une étrange familiarité, comme s'ils lui avaient donné une place au sein de leurs foyers détruits. Parfois, il voit les hommes du village se disputer pour de la nourriture ou pour des parcelles de terre. La tension monte, s'accumule, et finit par éclater en cris. Malgré cela, quand ils se tournent vers lui, leurs visages se radoucissent, et ils lui sourient avec une tendresse forcée.
Un matin, il assiste à une scène qu'il ne pourra jamais oublier. Un groupe de soldats étrangers pénètre dans le village. Les enfants, fascinés par les armes brillantes et les uniformes impeccables, les suivent des yeux, admiratifs. L'un des soldats pose la main sur la tête d'un enfant, en signe d'affection, mais son sourire est aussi froid que le métal de son fusil. Le geste est là, mais l'intention est absente, comme un masque bien en place. Ce soir-là, sa mère le prend dans ses bras plus longtemps que d'habitude. Dans ce geste simple, Dayo devine toute la peur qu'elle tente de lui cacher, cette peur qui les enveloppe tous, comme une seconde peau.
Malgré tout, il y a des rires. Dayo et ses amis se réfugient dans l'innocence de l'enfance. Le danger est partout, mais ils essayent de ne pas y penser.
Un après-midi, avec ses amis, Dayo découvre un vieux camion abandonné près du fleuve, un mastodonte rouillé et recouvert de graffitis. Pour eux, c'est une trouvaille précieuse, un vestige d'un monde qui n'existe plus. Ils grimpent à l'intérieur, poussant des cris de victoire, et s'imaginent dans un vaisseau spatial, un sous-marin ou un train allant vers un ailleurs meilleur. Dayo prend la place du conducteur et, d'un air théâtral, annonce qu'il les emmène « loin d'ici », dans un pays où il n'y a pas de guerre. Ses amis éclatent de rire, mais ensuite un silence étrange s'installe. Même en plaisantant, l'idée d'un monde sans guerre leur semble irréelle, comme un conte de fées auquel ils ont cessé de croire.
***
Parfois, quand la nuit tombe et que le calme revient, Dayo reste éveillé, les yeux fixés sur les étoiles. Il se souvient des histoires que sa mère lui racontait autrefois, ces contes d'un « temps d'avant » où les gens vivaient en paix. Ces histoires lui paraissent aussi lointaines que les constellations. Le monde lui-même semble être devenu un puzzle sans solution, où les rires des enfants sont le seul écho de quelque chose de pur.
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