L'espoir ne pèse pas une tonne

⎯ Je peux pas raconter d'où je viens, j'ai tout oublié... Enfin, presque tout. Je sais juste que
chez moi, il faisait beau. Enfin, dans mon ancien chez moi. Mais ici... tout le chemin est moche.
⎯ Mais regarde, y a un si grand soleil. Il fait beau ici. Tu dois être aveugle. Dommage que je
n'ai plus mes lunettes...
 
C'était la énième blague qu'il me lançait à la figure, on croirait qu'on se connaissait depuis toujours. Je n'avais aucune raison de rire alors je ne riais pas et lui encore moins, parce qu'il trimballait sa mère avachie par la maladie depuis qu'on s'était rencontrés.
 
On s'était rencontrés la veille, dans un camp improvisé à la sortie de Kyavinyonge. Trois tentes, cinquante corps, un robinet fuyard. Je venais d'arriver avec mes parents après trois jours de marche. Mon corps ne savait plus s'il était fatigué ou juste vidé. J'ai failli ne pas lui répondre. Et puis j'ai répondu quand même. Peut-être que j'étais déjà fatiguée de me taire, ce n'est en aucun cas dû à son humour intempestif qui de plus était bien rayé. Comme son visage raturé par des charnues balafres au plein milieu du front. Bref, j'étais fatigué de me taire.
 
Je m'appelle Aganze. J'ai dix-sept ans, et la guerre en a trente. Elle est née avant moi, mais elle m'a bercée. Chez moi, dans les collines de Masisi, on apprend à reconnaître le bruit d'une balle plus vite que celui d'un tambour. On joue aux devinettes en regardant les colonnes de fumée : maison ? église ? école ? Chaque réponse peut valoir une vie.
 
Pendant longtemps, la guerre restait là-bas, derrière les collines, comme un monstre qu'on pouvait ignorer si on fermait très fort les yeux. Puis un jour, elle a traversé les collines. Elle est entrée chez nous, elle a pris les voisins, les cousins, l'eau potable, les arbres. Elle ne criait même plus. Elle s'installait. En silence.
Alors, on est partis. Ma mère s'était improvisé un baluchon et elle gardait un œil sur le ciel, comme si Dieu allait y écrire une direction, mon père, lui, nous tirait toutes les deux, il avait l'air de bien connaitre la direction qu'on devait prendre. Et moi, je comptais les pas, pour pas penser au reste.
 
J'ai rencontré Amani deux jours après qu'on ait entamé le périple. On avait surement oublié de le prévenir qu'il y avait une guerre, les phrases qu'il lançait frénétiquement fêlaient le jour, comme le trait de soleil qui entre par le petit trou de la tôle où il n'y a plus de clou, il portait des chaussures dépareillées, l'échancrure sur son front lui proférait un visage bien atypique, puis il n'arrêtait pas de me sourire, sa mère s'appuyait sur elle quand je l'ai rencontré, elle souffrait du palu certainement et il l'appelait « maman » toutes les 3 minutes, comme pour essayer de la retenir.
 
Il m'a dit son prénom au troisième jour.
⎯ Amani, comme la paix. Mais on ne m'a pas demandé mon avis.
C'était la seule fois que je le voyais rouspéter... je crois que c'était ça. Je l'ai regardé. Je lui ai dit que j'aimais bien ce genre de noms impossibles.
 
Sa mère s'est arrêtée le cinquième jour les nombreuses décoctions qu'elle a prises çà et là n'ont finalement pas marché. Elle s'était allongée sous un manguier et n'avait plus voulu se relever. Plus d'énergie, plus de plaintes, juste un grand corps vidé de son souffle. J'ai appris ce jour-là que Amani ne savait ne pas sourire lui aussi, il avait les yeux embués et était trop digne pour les cligner, craignant de laisser échapper des larmes.
Il a commencé à creuser avec ses mains juste à côté, puis naquit un élan de solidarité, un homme le rejoint pour l'aider à creuser, puis un autre qui avait trouvé une planche et même mon père, lui qui pour rien au monde ne tiendrait la main d'un étranger dans cette foule, en tout cas c'est ce que je me disais, je me trompais peut-être. Une fois sa mère enterrée, il s'est recueilli devant la nouvelle tombe. On l'a regardé faire. Personne ne bougeait. Le soleil s'est couché sans prévenir. Alors on y élisait domicile, pour la nuit.
Je l'ai attendu assise, sans oser pleurer et quand il est revenu, il s'est assis à côté de moi. Il avait encore de la terre sous les ongles.
Et puis, calmement :
⎯ Tu sais, je crois que je suis amoureux de toi.
J'ai raté un battement. Mon cœur, ce lâche, n'était pas prêt. Je ne savais pas quoi répondre alors j'ai répondu, comme une idiote :
⎯ Au moins, maintenant t'as plus de poids à traîner...
Le silence qui a suivi était plus lourd que tout le voyage, je croyais faire une blague, il m'avait contaminé mais je ne savais pas le faire aussi bien que lui et le timing n'était pas le bon, je m'empressais de lui faire des excuses quand j'ai revu son sourire qui m'a figé tout d'un coup :
⎯ Non. Maintenant c'est toi, le poids que je dois porter.
Je me suis sentie minuscule. Sale. Maladroite jusqu'à l'os. Je n'ai pas su quoi dire. Alors j'ai fait ce que je fais de mieux : je me suis tu.
Cette nuit-là, j'ai pleuré en silence. Pour lui. Pour sa mère. Pour moi aussi, un peu. Et pour tous ceux qui continuent à marcher même quand plus rien n'est debout.
 
Les jours suivants, il restait près de moi. On parlait peu, mais on se regardait comme des gens qui n'ont plus besoin de dire. Il me racontait des souvenirs qu'il avait inventés pour s'endormir.
 
Un jour, il m'a tendu une vieille montre sans aiguilles.
⎯ C'est pour te rappeler que même le temps s'est arrêté pour toi.
Je l'ai insulté gentiment. Il a rigolé comme s'il avait atteint son but.
⎯ T'as vu ? T'as encore des forces.
Je crois que c'est ce jour-là que j'ai commencé à l'aimer. Juste un peu. Entre deux soupirs. Je ne le lui ai jamais dit mais je pense qu'il le savait...
 
Et puis, la rumeur. Toujours elle. Quelqu'un a crié qu'on approchait, que ça tirait, que les machettes dansaient. On a fui. Tous. En désordre. En hurlements.
Dans le tumulte, j'ai perdu leurs mains. Celle de maman. Celle de papa. Et celle d'Amani.
 
Depuis, je cherche.
Dans chaque camp, chaque ruelle. Je décris ses yeux, ses blagues rayées, sa façon de dire "mawa hein, c'est grave mais ça va aller". Je garde son optimisme, j'espère pour lui qu'il en avait plus d'un dans sa gibecière. J'aurai aimé lui dire que j'aimerai bien qu'il me porte et surtout que je ne pèse qu'une quarantaine de kilos, ça ne fait pas si grand poids... dès que je le revois, je le lui dis.
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