Leurs regards fatigués se croisent dans le train de 5h21 tous les matins.
Cela fait maintenant des semaines que les rames se sont vidées de leurs voyageurs, les rues délestées de leurs passants, que les rideaux des boutiques sont tombés comme sur une pièce de théâtre inachevée, que la ville semble s’être arrêtée, abandonnée, figée dans le temps, comme sur ces photos de la zone interdite de Tchernobyl que l’on voit régulièrement apparaître dans les magazines. Des semaines que les gens se regardent suspicieusement lorsqu’ils se croisent, qu’ils n’osent plus s’approcher les uns des autres et se terrent chez eux. Des semaines qu’elles continuent malgré tout à se glisser hors de leurs lits aux aurores tous les matins, sans faire de bruit pour ne pas réveiller leurs compagnons, à quitter la maison après avoir rapidement avalé un café et jeté discrètement un dernier coup d’œil aux enfants encore endormis, inquiètes de ce qu’elles pourraient leur ramener en rentrant de là-bas. Elles ont glissé dans leurs affaires des sacs poubelles, des rouleaux de cellophane, des protections de peintre données par un beau-frère et des masques bricolés par une voisine, tout un attirail dont elles s’affubleront une fois arrivées sur leurs lieux de travail, en guise de précaution, faute de mieux. Des semaines qu’elles se croisent là, dans une rame vide, l’espace d’une demi-heure, avant que leurs chemins ne divergent, des semaines qu’elles se croisent sans n’avoir jamais échangé rien d’autre qu’un regard qui en dit long.
Un regard qui dit la fatigue, les jours de congés qui s’accumulent sans que l’on puisse les poser, les heures supplémentaires qui ne seront pas payées, un regard qui dit la lassitude, le manque de personnel, le manque de protections, le manque de moyens, le manque de reconnaissance, le manque de tout, un regard qui dit la frustration à l’encontre des décideurs et des politiques de réduction des coûts, un regard qui dit la peur au ventre, les collègues malades, l’inquiétude de savoir quand viendra leur tour, l’angoisse de contaminer leurs proches, un regard qui dit la perplexité de s’être vues soudainement propulsées en avant, héroïnes d’un monde qui en temps normal ne leur accorde que peu de considération, un regard qui dit qu’elles ne sont pas dupes, qu’elles savent bien que toute cette attention ne durera pas, qu’elles retourneront bientôt dans l’ombre, que l’on ne bouleverse pas aussi facilement l’ordre établi, un regard qui dit l’impuissance, le désarroi face à ce virus qui se manifeste sous des formes nouvelles tous les jours et qu’on ne sait ni contenir, ni soigner et encore moins guérir, un regard qui dit les services chamboulés, déménagés, réaménagés à la hâte, le stress quotidien de devoir s’adapter à une spécialité qui n’est pas la sienne, la peur de faire une erreur, un regard qui dit les jambes lourdes, le mal de dos, l’épuisement émotionnel, les journées passées sans même avoir le temps d’aller pisser, un regard qui dit l’immensité de la vague sous laquelle elles se sentent submergées, un regard qui dit qu’elles y retourneront le lendemain malgré tout, parce que c’est là qu’on a besoin d’elles, parce qu’il faut bien continuer coûte que coûte, parce qu’elles n’abandonneront pas la bataille, pour les patients avant tout, par solidarité envers les collègues, parce qu’elles ont en elles cette force, cette humanité.
Et là, dans ce train de 5h21, il n’est pas besoin de mots. L’espace d’un regard leur suffit. Implicitement, sans même s’en rendre compte, elles se reconnaissent.
Elles savent qu’elles en sont.
Cela fait maintenant des semaines que les rames se sont vidées de leurs voyageurs, les rues délestées de leurs passants, que les rideaux des boutiques sont tombés comme sur une pièce de théâtre inachevée, que la ville semble s’être arrêtée, abandonnée, figée dans le temps, comme sur ces photos de la zone interdite de Tchernobyl que l’on voit régulièrement apparaître dans les magazines. Des semaines que les gens se regardent suspicieusement lorsqu’ils se croisent, qu’ils n’osent plus s’approcher les uns des autres et se terrent chez eux. Des semaines qu’elles continuent malgré tout à se glisser hors de leurs lits aux aurores tous les matins, sans faire de bruit pour ne pas réveiller leurs compagnons, à quitter la maison après avoir rapidement avalé un café et jeté discrètement un dernier coup d’œil aux enfants encore endormis, inquiètes de ce qu’elles pourraient leur ramener en rentrant de là-bas. Elles ont glissé dans leurs affaires des sacs poubelles, des rouleaux de cellophane, des protections de peintre données par un beau-frère et des masques bricolés par une voisine, tout un attirail dont elles s’affubleront une fois arrivées sur leurs lieux de travail, en guise de précaution, faute de mieux. Des semaines qu’elles se croisent là, dans une rame vide, l’espace d’une demi-heure, avant que leurs chemins ne divergent, des semaines qu’elles se croisent sans n’avoir jamais échangé rien d’autre qu’un regard qui en dit long.
Un regard qui dit la fatigue, les jours de congés qui s’accumulent sans que l’on puisse les poser, les heures supplémentaires qui ne seront pas payées, un regard qui dit la lassitude, le manque de personnel, le manque de protections, le manque de moyens, le manque de reconnaissance, le manque de tout, un regard qui dit la frustration à l’encontre des décideurs et des politiques de réduction des coûts, un regard qui dit la peur au ventre, les collègues malades, l’inquiétude de savoir quand viendra leur tour, l’angoisse de contaminer leurs proches, un regard qui dit la perplexité de s’être vues soudainement propulsées en avant, héroïnes d’un monde qui en temps normal ne leur accorde que peu de considération, un regard qui dit qu’elles ne sont pas dupes, qu’elles savent bien que toute cette attention ne durera pas, qu’elles retourneront bientôt dans l’ombre, que l’on ne bouleverse pas aussi facilement l’ordre établi, un regard qui dit l’impuissance, le désarroi face à ce virus qui se manifeste sous des formes nouvelles tous les jours et qu’on ne sait ni contenir, ni soigner et encore moins guérir, un regard qui dit les services chamboulés, déménagés, réaménagés à la hâte, le stress quotidien de devoir s’adapter à une spécialité qui n’est pas la sienne, la peur de faire une erreur, un regard qui dit les jambes lourdes, le mal de dos, l’épuisement émotionnel, les journées passées sans même avoir le temps d’aller pisser, un regard qui dit l’immensité de la vague sous laquelle elles se sentent submergées, un regard qui dit qu’elles y retourneront le lendemain malgré tout, parce que c’est là qu’on a besoin d’elles, parce qu’il faut bien continuer coûte que coûte, parce qu’elles n’abandonneront pas la bataille, pour les patients avant tout, par solidarité envers les collègues, parce qu’elles ont en elles cette force, cette humanité.
Et là, dans ce train de 5h21, il n’est pas besoin de mots. L’espace d’un regard leur suffit. Implicitement, sans même s’en rendre compte, elles se reconnaissent.
Elles savent qu’elles en sont.