L'esclave

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître.»
Un mois déjà que cette phrase me hante. Depuis je n'ai eu de cesse, de jour comme de nuit, de fredonner cette chose qui n'éveille, chez-moi, aucune émotion comme un effroyable vent chaud de midi qui balaie la rouge terre poussiéreuse de Bafoussam, entrainant avec lui, le somptueux parfum à la mangue. C'est devenu, je crois, un vieux truc caduque comme ma Mercedez-Benz qui croupie à l'heure actuelle dans le cimetière des antiquités. Pourtant, elle rayonnait jadis comme le soleil de 18 heures : exotique... Elle était splendide et pratique... Bon dieu ! Ma caisse me manque rageusement ! Hélas, je ne peux à l'heure actuelle, faire le décompte des loyaux services auxquels j'ai eu droit de la part de ma bagnole noire qui m'accordait toutes les faveurs du sexe opposé. Surtout des étudiantes brunes de Los Dschangeles. Quel gâchis, je vous le dis !
Le pire, je ne vous l'ai pas encore dit, eu lieu un samedi soir, quand le soleil venait à peine de s'éclipser derrière le bouclier de nuage aux traits étranges. On aurait dit, un plat de Bongo chobi, dominé par le rouge jaunâtre de l'huile de palme, prenant ses jambes au cou, après avoir excité les papilles gustatives des oiseaux migrateurs.
Moi aussi, en bon glouton, j'avais été pris dans le jeu de séduction de ce magnifique coucher de soleil. Contrairement à mon ami qui demeurait de marbre face à ce spectacle revigorant. Ce qui, faut le dire, explicitait pas mal sa conception du monde. Il disait toujours : « celui qui a déjà vu un coucher de soleil, a vu tous les autres.» Quel rabat-joie, celui-là !
Ce jour-là où cette nuit-là, assis à bord de mon Mamba noir, j'avalais les kilomètres comme des brochettes fumantes de porc braisé : avec une rapacité fiévreuse, brûlant de ce fait les paillages, monstrueusement Infini ; les feux rouges agonisants sur l'asphalte meurtrie par un trop plein de délestage ; les panneaux de signalisation presque éteinte au milieu de forêts herbeuses.
C'est alors que mon compagnon de route et de déroute sortit de son blouson de silence. La voix grave presque tonnante à l'image d'un incandescent fracas céleste, ce dernier me fit un immense trou dans le tympan. Sur le coup, je crus devenir sourd pour le restant de ma vie. Le bougre, sur un ton sentencieux, et comme à son ordinaire, semblait me tancer pour une faute qui m'était alors ignorée. Le bon monsieur, poussé par un excès d'enthousiasme, parlait avec des gestes incalculés. Du bout caillouteux de ses doigts de maçon, il poussait continuellement ma tête jusqu'à ce que j'éprouve l'ardent désir de le briser, de le frapper, mais surtout de lui cracher au visage ces mots dans mon ventre depuis le jour de notre rencontre « Arrête tes mauvais jeux, l'ami. Je ne suis pas ton enfant pour que tu me traites de la sorte, encore moins ton larbin ! »
J'avais déjà pesé ces mots plus que nécessaires dans ma pauvre tête. Cependant, quand j'étais confronté à cet homme si fière et si arrogant, je savais qu'il se rirait de moi de son rire indifférent. Lequel signifierait : « vraiment, c'est comme ça ! Va-t-en alors, pauvre type, et que plus jamais je ne tombe sur ta tête.»
Craignant une réplique semblable, je m'étais muré dans le silence qui tue, bien que mourant à petit feu... Si nul n'eût été, cet affront par lequel il m'ota toute dignité d'homme.
« Esclave, avait-il dit en dévoilant ses yeux rouges de terreur, appelle-moi maître ! »
Outré par sa demande outrecuidante, je reçus une première baffle avant de réaliser tout le sérieux de sa requête. Nous entamions à peine le carrefour Bansoa. Selon toute évidence, lui, il voulait longer en direction de Bamenda. Tanquis que moi, je voulais regagner Dschang, la ville aux étudiantes brunes comme le soleil.
Monté sur ses grands chevaux, il scandait énergétiquement « appelle-moi maître » et ajoutait par la suite, « Nous n'irons plus à Dschang tout compte fait, j'ai d'autres projets pour nous deux. Cap pour Bamenda, mon esclave soumis»
« Maître ? Dis-je dans le feu de l'action, vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'on fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître.»

Cinq ans plus tôt, je m'étais rendu au village pour assister aux funérailles de mon oncle Tagne. C'était un homme bavard, soûlard, bien et gentil. Il était surtout réputé pour sa largesse de cœur, car disait-on nostalgiquement : « Votre oncle, Tagne était vraiment un type comme on en fabrique plus. Il distribuait toujours beaucoup de vin dans les bars comme Dieu distribue gratuitement l'air !...»
Dans cette marée humaine, je baladais mon regard hagard pour tromper mon ennui quand soudain, je tombais sur cette chose vers qui convergeait mes yeux rougis d'avoir faiblement pleuré la veille. Il fallut alors attendre la tombée de la nuit pour que j'allasse à la rencontre de cet ami en devenir. Tout le jour durant, je l'avais minutieusement observé depuis mon siège en bambou, installé à l'entrée de la porte de l'oncle mort.
Cet être étrange possédait un visage invariablement nerveux, presque taillé à coup de pinceau par un idéaliste soucieux de donner à son invention une forme qui demeurerait éternelle. Il était impossible de décrypter ses pensées, un voile de mystère recouvrait sa personne. Il ne parlait pas, mais faisait parler les autres. Il ne riait non plus, mais tous ceux qui le côtoyaient, se tordaient de rire... Il incarnait le charisme, la perfection.
Ayant assisté à tous ses bienfaits, je voulus savoir quel effet il pourrait avoir sur un homme brisé comme moi, et ce depuis la fuite de ses deux épouses. Aussi, j'avais besoin d'un confident : d'une personne à qui raconter ma vie ennuyeuse, d'une personne qui m'écouterai sans juger ni se moquer. À cet époque, j'avais grandement besoin d'ami.
- Bonsoir Monsieur, je me nomme David Lontchi et vous ?
- Je suis Khadji.
- Vous n'êtes pas très causant apparemment !
- Plus besoin de me vouvoyer, mon ami. Tu as bien fait de venir, je t'attendais un peu plus tôt.
- Vraiment ! Je prenais mon temps.
- pour calculer.
- Pardon !
- Je tiens à te prévenir d'un danger très important qu'il te faut savoir.
- Lequel Khadji ?
- On ne se débarrasse jamais de moi.
- Cool, on sera donc ami jusqu'à la mort.
- Si cela t'amuse.
- Tout est dit, serrons nous maintenant la main pour sceller notre amitié.
- C'est déjà fait, plus besoin de se serrer les mains.
Ce soir-là, nous devînmes amis ; et le lendemain matin, on me ramassa à la petite cuillère. Le bougre m'avait assommé pour célébrer mon initiation.

Ce matin, j'ai posé le regard sur mon tendre ami Khadji, il n'avait pas changé depuis les quatre semaines que durait ma révolte. Quand je l'ai revu, depuis le macadam, assis dans un bar, des larmes m'ont trahies. Il me manquait trop, alors j'ai sauté à ses pieds pour qu'il me pardonne.
C'est vrai, l'accident survenu il y a un mois de ça, était de sa faute. Il s'était rué sur le volant afin d'en prendre le contrôle. Sans succès, c'est un puissant tronc d'arbre qui avait finalement calmé nos ardeurs.
Vous me direz sans doute que je suis fou. Et je vous dirais sans doute qu'il faut bien être esclave de quelqu'un ou de quelque chose. Aujourd'hui docteur, je reconnais que Khadji beer est mon ami et mon maître. Sans lui, je ne suis plus. J'ai besoin de lui pour me sentir vivant. Tant pis s'il me frappe, je ne l'aimerai que davantage, faut croire !
Adieu docteur ! Mon corps réclame de la bière...