Les yeux fermés

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Cette phrase ne quitte plus mes pensées, elle m’obsède.
La voiture ralentit. Je rouvre les yeux, ils me font mal, à force de les avoir serrés. J’avale difficilement la boule que j’ai dans la gorge. Nous nous frayons un chemin dans le parking de la gare. Mon angoisse ne cesse de grandir. Un étau m’enserre la poitrine, m’empêchant de respirer. Pourtant, je m’accroche, vraiment. Je fais comme on m’a apprit. J’essaie de me rattacher à la réalité qui m’entoure, tout en contrôlant ma respiration. Au volant, une femme aux cheveux miel ramenés en une queue de chevale. Ses yeux ont une teinte jaune à la lueur du soleil. Elle sourit, mais pas de son vrai sourire. Celui-là n’atteint pas ses yeux.
La vieille voiture fait un drôle de bruit, on dirait qu’elle va nous planter là. Mais elle fait toujours ce bruit, pour peu qu’on ait fait dix km d’affilé. A l’arrière, une fillette agite ses petites mains dodues en entonnant des balbutiements qu’on peine à décrypter. La voiture s’arrête. Je me rends compte que mes efforts ont porté leurs fruits, mais je ne relâche pas ma vigilance. J’inspire par le nez, jusqu’à n’en plus pouvoir. Puis, j’expire longuement par la bouche.
Maman éteint la voiture. Elle n’a rien remarqué, ce qui me fait penser, qu’elle aussi est soucieuse. Sinon elle aurait tout de suite su, elle sait toujours.
Elle se tourne et m’adresse un sourire éblouissant, prend un instant pour étudier mon visage, avant de dire : « Noah, mon chérie, tout va bien se passer. Tu vas beaucoup t’amuser, te faire plein de nouveaux amis. Et puis tes meilleurs amis seront avec toi, ne l’oublie pas.  »
Puis elle marque une pause, et dit : «  Et trois semaines, c’est plus court que ce que tu crois. »
Le cœur n’y ait pas, mais j’arbore un grand sourire. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète à mon sujet. Je veux lui demander si ça ira, pour elle, pour Sarah. Mais je me ravise, à la place je dis : « Je sais m’man, ne t’inquiète pas pour moi. Je te rappel que j’ai douze ans, maintenant. ».
Elle m’observe, puis hoche simplement la tête. Elle met ses lunette de soleil -bien qu’il n’y en ait pas beaucoup à cette heure- sort de la voiture, vient détacher Sarah, qui aux anges crient des « mamans » en tapant des mains.
Quelques minutes plus tard, nous voilà, bagages en main, voguons dans une mer de bras, jambes et valises au sein du tumulte grandissant.
Non sans efforts, je parviens à repérer un grand garçon à la crinière blonde. Son rire s’entend de loin malgré le chaos environnant. A ses cotés, un homme grand, trapu, des cheveux carottes, une mâchoire carrée et un sourire franc. Une femme, avec de longs cheveux Or magnifiques, est penchée sur sa valise et essaie vraisemblablement de la refermer.
Rayan me repère, et son sourire s’élargit. Il est comme ça mon meilleur ami, naturel, spontané et toujours rieur. « Hé, Noah ! On a faillit attendre ! » S’écrit-il.
« Salut, Ry. Ca va mec ? » Je lui réponds, en lui tendant ma main pour un check.
Puis je me tourne vers ses parents, les meilleurs du monde selon moi, et dis en souriant : « Bonjour Mr et Mme Osman. »
Son père me fait une tape dans le dos, sa mère un petit câlin. Puis ils saluent ma mère.
Le père de Rayan, dis : « Mais où est Adam ? Il gare la voiture ? »
En voyant le visage de ma mère, il a comprit qu’il a gaffé. Rayan me jette un coup d’œil, ses yeux noirs me pause une question, mais je secoue la tête voulant dire plus tard. Il a compris et essaye déjà de me changer les idées.
Après quelques instants de gêne, après l’excuse bidon qu’a sorti ma mère, les adultes discutent comme ci de rien était. Ils se connaissent depuis qu’on a quatre ans, depuis le jour où avec Rayan et Camille on a décidé d’être meilleurs amis.
En parlant du loup. Une jeune fille, petite, maigrichonne, à la peau olive et aux yeux émeraude s’avance vers nous de sa démarche débordante de confiance. Ses parents sont juste derrière elle. Une femme noire ébène qui aurait pu être mannequin si elle n’avait pas choisit l’architecture et un homme grand, blond, aux yeux verts. Camille nous dit toujours, qu’à force d’attirer tout les regards en sortant avec ses parents... ça en a fait sa force et construit sa confiance.
« On a hésité à partir sans toi, petite ! » la taquinais je.
Et, comme je l’avais espérer, elle me donne une claque sur l’épaule et dis : « CE N’EST PAS MOI QUI SUIS PETITE ! » presque vexé et ajoute : « On est pas tous affublé d’un physique de basketteur. ». Et quand elle voit, que je rie, elle me donne une seconde tape, plus forte. Rayan et moi rions de plus belle.
Je suis le plus grand de mes camarades et le plus costaud aussi. J’ai les cheveux châtains qui m’arrivent aux épaules, des yeux couleur whisky et quand je souris vraiment, deux fossettes s’épanouissent sur mon visage.
Rayan, qui avait remarqué mon angoisse, enchaîne vanne sur vanne pour me garder avec eux. Et pendant un moment, ça marche. Mais quand vient le moment de partir, mon angoisse refait surface et avec elle une vague de culpabilité qui me donnerait presque envie de vomir.
Comment ai-je pu oublier aussi facilement. Je n’aurais jamais dû demander à aller à cette colonie avec Ry et Cam. J’aurais dû trouver une excuse quelconque, comme l’année passée.
Et si je disais à maman que je suis malade, peut être me laissera-t-elle retourner à la maison ?
En même temps que je me dis ça, je sais qu’elle ne se laissera pas abusé. Elle comprend toujours.
On va monter dans le bus, je serre fort Sarah en priant pour qu’il ne lui arrive rien durant mes trois semaines d’absence. Puis maman me serre dans ses bras, bien que le spectacle se déroule devant tout le monde, je m’en fiche. Elle me regarde avec des yeux embués, plante son regard dans le miens et me dis : « Tu vas faire bien attention ! Pas de bêtise et surtout amuse toi bien mon chérie ».
Il n’y a aucun avertissement dans son ton, c’est plutôt un fait. Elle sait que je ne ferais pas de bêtise. Rien, dont elle devrait s’inquiéter. Elle pense à moi « amuse-toi bien », et elles alors ! Elles feront comment sans moi ? Qui les protégera de lui ?
Tout le monde préfère fermer les yeux, faire comme ci de rien était...
J’hésite un moment, puis lui dis dans un souffle, pour qu’elle soit la seule à m’entendre : « Et vous m’man, Sarah et toi, ça ira hein ? Il ne se passera rien en mon absence ? Et si tu disais à mamie de passer quelques jours à la maison ? ».
Je la supplie du regard, elle chasse mes inquiétudes d’un revers de la main, et me dis : « Tu sais bien que ça ira, et oui pourquoi pas pour ta mamie, ça nous fera plaisir à toutes ! ».
Elle essaie de sourire, pour me rassurer, mais je la connais trop bien. Elle ne demandera jamais à mamie de venir, pas pour s’assurer qu’il ne leurs fera pas de mal. Elle est trop fière pour ça.
En m’asseyant, mes meilleurs amis essaient de me soutenir. Ry me serre l’épaule, Cam me tient la main. Ce sont les deux seules personnes à qui j’ai dis la vérité. Que mon père n’était pas l’homme drôle et jovial qu’il montre en public, mais un calculateur froid et sans cœur qui nous maltraite ma mère, ma sœur et moi.
Bien sûr, il y a les coups, les bleus dans les endroits où personne n’ira voir. Mais il y aussi le harcèlement du quotidien, les critiques, le rabaissement, des plats jetés à la poubelle, des jouets cassés car ils le dérangés, des devoirs déchirés car pas assez bien. Il y a cette peur qui vit avec nous, qui grandit au quotidien, qui nous change.
Je repense aux lunettes de soleil de ma mère, il est vrais qu’il n’a même plus peur que ça se sache...
Mon silence réponds au soutiens de mes amis, le bus s’ébranle, et je ferme les yeux.
L’angoisse, la peur et la culpabilité ne me quitte plus. S’ajoute la colère, l’impuissance et la frustration. Bientôt, il ne restera plus rien de moi. J’aimerai tant pouvoir agir ! Être assez fort pour nous protégés, les protégés, elles.
Mais je suis trop faible ! Et ce noir se refuse de quitter nos vies, de nous laisser enfin vivre.