Les Tribulations Littéraires de Léomire Julius

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"Savoir qu'on n'écrit pas pour l'autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j'aime, savoir que l'écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu'elle est ... [+]

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Léomire Julius rêvait d'écrire un livre. Un grand roman. Un chef-d'œuvre. 
Il avait commencé par la scène de sexe, qu'il jugeait indispensable.
Il avait suivi un atelier d'écriture, aussi coûteux que parisien, où on lui avait inculqué qu'une scène érotique se rédige nu, afin de coller au mieux à l'ambiance. Lui avait surtout collé, et de manière fort désagréable, à sa chaise de bureau. Et puis, on était en novembre, et il avait tremblé, autant de froid qu'à la perspective que sa femme rentre plus tôt que prévu, ou que le facteur sonne pour lui remettre un recommandé. Résultat, ces quelques pages, qu'il aurait voulues délicatement suggestives, ressemblaient au mode d'emploi d'un grille-pain mal traduit du mandarin : un alignement de conseils techniques et froids, à la grammaire malmenée.
Et ce n'était là qu'une seule scène ! Toute la rédaction du roman était une pénitence ! Il avait couvert les murs de son bureau de petites notes, de schémas, de lignes du temps, il avait lu des centaines de livres, écouté les conseils des plus grands écrivains, visité la maison natale de bon nombre d'entre eux, guettant le moment où la magie se produirait, où il rentrerait à la maison pénétré de son histoire, et l'écrirait d'une traite, porté par un miraculeux élan créatif. 
Oh, il essayait tellement d'être un écrivain ! Il avait pris l'habitude d'avoir sur lui un calepin et, à tout moment, interrompait ses interlocuteurs d'un geste inspiré, pour griffonner quelques mots. Il se donnait des airs, en société, se prétendait épuisé, se permettait d'absurdes robes de chambre de fanfreluches, d'invraisemblables fripes germanopratines, traînait à la terrasse des cafés, mal rasé et sale, mordillant son crayon. Il avait de fréquentes crises de doute, déchirait des cahiers, cherchait au fond des bouteilles l'improbable lie du génie, qu'il suffirait de diluer de quelques angoisses diurnes pour enfin accoucher du chef d'œuvre espéré... Mais tout cela n'avait été qu'une gigantesque perte de temps, et d'argent.
Sa femme, lassée, avait pris pour amant un prof d'anglais passionné d'horticulture. Elle rentrait le soir, les ongles noirs de terre et la bouche rouge de baisers. Léomire était bien trop aveuglé par ses ambitions pour voir quoi que ce soit.
Un jour qu'il se prélassait sur un banc, cherchant l'inspiration dans le va-et-vient des passants, une bande d'étudiants éméchés le traita de « pet de cul houellebecquien ». Était-ce la révélation attendue ?
 C'est de la matière, ça, c'est de la matière... se répéta-t-il le long de l'avenue, tandis qu'il rentrait chez lui. Il s'assit directement à sa table de travail, écrivit « pet de cul houellebecquien » sur un post-it et l'afficha sur le mur. Mais, comme tous les autres jours, rien ne vint.
Un matin, il réalisa qu'il y avait deux ans qu'il travaillait sur son roman. Deux longues années durant lesquelles il avait rédigé en tout et pour tout une scène érotique entre des personnages appelés A et B, il n'avait encore décidé ni des noms ni des sexes, un brouillon de discours pour son entrée à l'Académie française, et une description, scolaire et médiocre, de la maison de ses parents, dans le Poitou.
 Je n'ai plus qu'à vendre mon âme au diable, soupira-t-il. 
Ce qui n'était au départ qu'une boutade lui apparut bientôt, comme c'est souvent le cas, comme une solution de plus en plus rationnelle.
Sur les murs de son bureau, les notes furent remplacées par des représentations du diable à différentes époques. Laborieusement, car il n'était pas plus doué en dessin qu'en littérature, Léomire parvint à un portrait-robot : cornes sur la tête, sabots aux pieds, longue queue fourchue, cape. Le genre de personnages qu'on rencontre plutôt la nuit. Exit, donc, les jardins publics et le Café de Flore ! Léomire prit l'habitude de sortir toutes les nuits, errant dans les bouges miteux, croisant une faune surréaliste, supportant coups, insultes et crachats, égaré au milieu des confidences alcoolisées, fausses amitiés et combines foireuses. Mais courageusement, il s'entêtait, distribuait le portrait du diable, qu'il avait photocopié, et sursautait dès qu'il apercevait l'ombre d'une cape, entendait un rire puissant, croyait distinguer des sabots sur le bitume. Le roman, bien entendu, n'avançait toujours pas.
Pour distraire ses nuits solitaires, sa femme reçut désormais son amant chez elle. Il s'en allait à l'aube, juste avant que Léomire, épuisé, ne rentre s'écrouler sur le canapé.
Ce qui devait arriver arriva. Une nuit, Léomire rentra bien plus tôt qu'à son habitude. Il se fit d'ailleurs la réflexion en ouvrant sa porte : il était exactement minuit, il se trouvait donc dans une faille spatio-temporelle, entre deux mondes. C'était l'heure où, d'après ses lectures, il fallait à tout prix éviter de se déplacer. 
Il poussa doucement la porte, sans allumer. Et se trouva face à face avec l'amant de sa femme, qu'il avait réveillé en sursaut. Dans sa panique, l'homme, nu, s'était entouré du drap de lit, et avait enfilé les mules à talons de sa maîtresse. Ses cheveux, dressés sur sa tête, lui sculptaient, dans le contre-jour de la lampe de chevet, deux simulacres de cornes. 
Léomire n'en crut pas ses yeux ! La cape, les sabots, les cornes ! Le diable ! Enfin ! Il s'agenouilla avec déférence, le front sur le sol.
 Maître ! Ô mon Maître ! Enfin !
Le prof d'anglais se ressaisit rapidement. Il avait reçu assez souvent les doléances de l'épouse pour savoir de quoi il retournait. Il rajusta le drap de lit et dit d'une voix caverneuse :
 Tu me cherchais, Léomire, me voici. Que me veux-tu ?
 Je veux devenir un grand écrivain, écrire un grand roman, je... 
Il fit mine de se relever.
 Ne te redresse pas, créature infâme !
 Pardon, Maître. Je suis prêt à vendre mon âme !
 Tu en es sûr, Léomire ? C'est grave, de vendre son âme ! Comme tu m'as beaucoup cherché, je vais te faire une faveur : je te laisse ton âme, mais je prends ta femme.
 Ben, c'est-à-dire...
Léomire avait retourné la question dans tous les sens au cours de ses déambulations nocturnes, et en avait conclu qu'on pouvait facilement vivre sans âme. Après tout, c'est une chose dont on se sert très peu au quotidien. Tandis que sa femme lui était vraiment utile, elle faisait les courses, préparait à manger, et se joignait à lui pour regarder Columbo à la télé le samedi. 
 Dépêche-toi, Léomire. Si tu n'acceptes pas, tant pis. D'autres que toi attendent la gloire littéraire...
Le malheureux se tordait les mains. Sa femme... La gloire... Quel choix cornélien !
 Bon, dans ce cas...
 Non, non, ne partez pas, c'est d'accord ! Prenez ma femme 
 Marché conclu. Va dans ton bureau, et n'en sors pas avant l'aube, quoi que tu entendes. Quand le jour se lèvera, tu seras un grand écrivain, et ta femme sera partie.
Ainsi fut fait. 
Resté seul, et persuadé d'être un véritable écrivain, Léomire se mit au travail. Il se fixa des horaires réguliers, mangea sainement, cessa de boire. Il remplaça les promenades au parc et les paresses en terrasse par des footings efficaces. Il renonça aux friperies, se rasa tous les jours et s'habilla normalement. Il remania sa scène de sexe, bien au chaud dans son pyjama en pilou, et sa description de la maison de ses parents. Il trouva une intrigue comme d'autres rencontrent l'amour, par hasard et alors qu'il n'y croyait plus du tout. En trois mois, il avait avancé davantage qu'en deux ans. Il ne se prenait plus pour un écrivain, il en était devenu un. Il termina son roman, et l'envoya à des éditeurs.
Il n'y eut pas de miracle. Les professionnels boudèrent ce premier livre, puis le second. Le troisième eut plus de chance, il convainquit un comité de lectrices retraitées, payées au lance-pierre par une grande maison d'édition. Simplement parce qu'il parlait d'amour, d'ambition et de sacrifice.
Une réception fut donnée à l'occasion de la sortie de son livre, et Léomire fut très ému d'y croiser son ex-femme. Elle était accompagnée d'un grand type avec les cheveux en pétard, qui lui évoquait vaguement quelqu'un. Mais il ne parvint pas à se rappeler qui.

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