Les semeurs

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Nouvelles - Policier & Thriller
— Pierre, il y a quelque chose qui cloche dans le jardin, dit Sophia. Sa voix trahissait l'affolement.
Pierre ne bougea pas d'un cil. D'abord parce qu'il était en train de déjeuner et que le moment était sacré, intouchable. Ensuite parce qu'il savait que Sophia se bouleversait d'un rien. Elle ne partageait sa vie que depuis quelques mois, mais il savait déjà qu'ils n'avaient pas vraiment la même notion du drame et de la catastrophe. Question d'expériences sans doute.
— Pierre, regarde, bon sang, l'épouvantail, il a grossi ! insista-t-elle.
Il dut réprimer un sourire.
— C'est sûrement le vent, glissa-t-il dans un soupir.
— Mais il n'y a pas de vent...
La voix de la jeune femme était devenue comme une plainte et il ne put s'empêcher de lever les yeux de sa tasse. Ce qu'il vit le tira de sa torpeur. Non seulement l'épouvantail avait grossi, mais il avait aussi grandi. Il eut un mauvais pressentiment, comme s'il venait de découvrir que le passé l'avait rejoint. Il fit coulisser la baie vitrée de la cuisine et se dirigea vers le bonhomme à la silhouette grotesque. Qui n'était plus de paille. Engoncé dans les habits rapiécés, le cadavre d'une femme jeune, visiblement glissé presque nu sous les hardes miteuses... Tirant sur le côté le tissu rapiécé, il vit le pieu, dressé dans le dos contre la colonne vertébrale et calé sous la nuque pour tenir le corps debout. Il ne savait pas, mais il avait compris. Alors que Sophia s'approchait, il lut le morceau de papier épinglé sur le vieil imperméable et le fourra dans sa poche.
Lorsqu'ils furent revenus dans la cuisine, il lui expliqua. Enfin presque. Il lui décrit ce qu'il avait vu. Elle se mit à hurler, mais bizarrement pas plus que lorsqu'elle voyait une araignée. Elle était vite au maximum. Le visage de Pierre était devenu minéral, d'un blanc veiné. Il accompagna Sophia dans la salle de bains pour qu'elle s'y rafraîchisse et revint appeler la police. 
L'arrivée de la police, les questions, les spécialistes en combinaison blanche dans le jardin... il vécut tout cela comme dans un brouillard. Tout le monde comprenait bien qu'il soit bouleversé, mais personne ne savait en vérité pourquoi. Lui savait. Il attendait que le calme revienne, que tous soient partis, et il savait que le téléphone sonnerait. Ou plutôt vibrerait. Dans la nuit.
Et il vibra, à une heure du matin. Une voix qu'il ne connaissait pas, et pourtant qu'il avait déjà entendue, ou l'une de ses semblables. Une voix métallique. Une adresse, une heure, le mode opératoire, puis une autre adresse... où porter un autre corps, comme quelqu'un d'autre l'avait fait chez lui cette nuit. Trois mots à écrire sur un papier blanc et à laisser sur la victime :
À ton tour.
Il ne s'était pas trompé. La grande ronde venait de recommencer. Un par un, les fantômes étaient réactivés, remis sur la route sanglante. Les semeurs étaient de retour... et il en était toujours. Un journaliste les avait ainsi nommés, pour cette manière de disperser des corps un peu partout, au hasard des jardins de tranquilles banlieues bourgeoises. Toutes les enquêtes avaient abouti à des impasses. Elles n'avaient pu démontrer qu'une chose : l'existence de multiples auteurs. De temps à autre, les meurtres faisaient en quelques jours comme une traînée rouge sur la carte de la ville... puis tout s'apaisait, semblait rentrer dans l'ordre, jusqu'à la série suivante.
On – parce que l'on ne sait plus qui – avait émis l'hypothèse d'un réseau de tueurs tenus... mais par quoi ? L'argent, une dette, un chantage ? On avait parlé d'une sorte d'armée des ombres meurtrière.  Mais on n'était pas allé plus loin.
Pierre frémit. Il avait espéré qu'ils l'aient oublié, ou bien qu'ils aient été arrêtés, ou mieux encore qu'ils soient morts. Il avait espéré que cela soit terminé. Et ils étaient revenus, avec un signe encore plus funeste que d'habitude. Une jeune femme assassinée dans la fleur de sa jeunesse.
Il entreprit de se préparer, reprit la check-list qu'ils venaient de lui envoyer sur son portable. Sophia s'était endormie sous les coups d'assommoir d'un puissant somnifère. Leurs voisins lui avaient proposé de rester avec lui, mais il avait décliné la proposition. Il avait besoin de rester seul, d'aller marcher. Il était bouleversé, c'était visible et bien naturel. Tellement évident. Génial même, se dit-il, cette manière de s'introduire violemment dans la vie des gens pour les réactiver et les appeler au meurtre. Bouleversés par les basses œuvres qu'ils allaient accomplir, par cette poigne derrière le cou qui les empêchait de se relever et les contraignait à exécuter le pire, ils donnaient à tous l'image d'honnêtes gens broyés par l'épreuve qui leur tombait dessus, par cette mort qui venait s'installer au bord de leur piscine une belle nuit d'été. Alors que tout était si calme, que tout allait si bien.
Il quitta la maison sans faire de bruit. Il tremblait, fit tomber la clé en fermant la porte. La seule tranquillité qui l'habitait, c'était de savoir que rien de son comportement agité et nerveux ne paraîtrait suspect. Rien ne le trahirait, on le plaindrait même derrière les rideaux.
Cette nuit-là, il avait fait son office, selon la mise en scène imposée.  Il avait respecté toutes les règles. Exécuter le travail, être le moins curieux possible, en savoir le moins possible. Garder les yeux bien ouverts, mais surtout ne rien voir. Il n'avait d'ailleurs rien vu, seulement distingué une silhouette vêtue de sombre, senti un parfum, le soyeux d'une chevelure lorsqu'qu'il avait enserré le cou de sa victime. Mais les choses prenaient une tournure nouvelle. C'était l'une de ses semblables qu'il venait d'éliminer, une semeuse qui comme lui avait été réveillée. Cette femme avait reçu les mêmes consignes que lui, avait-il compris lorsqu'elle avait porté ses mains à sa gorge, le geste révélant l'éclat luisant d'un fil d'étrangleur enroulé autour de son propre poignet. Glacé par sa découverte mais l'esprit tendu vers la deuxième tâche à accomplir avant l'aube, il avait quitté les lieux sans s'attarder.
Il rentra au petit matin. Jetant un œil dans la chambre, il ne vit pas Sophia mais renonça à la chercher dans l'immédiat. Il se glissa dans la salle de bains, jeta dans la panière son pantalon et son sweat-shirt noirs d'homme ordinaire et passa sous la douche. Enfin lavé de sa nuit, il entreprit de se raser. Dans sa nervosité, bien sûr, il se coupa, tamponna l'entaille d'un coton de démaquillage qu'il jeta dans la petite poubelle, entre quelques comprimés qu'il remarqua à peine.
Agacé par ce sang qui ne voulait cesser de couler, il balaya le flacon posé sur le rebord du lavabo. Sophia venait de le recevoir en cadeau d'une amie. La flasque s'écrasa au sol, libérant le parfum. Il se retourna, pris par la peur de l'avoir réveillée. Peut-être était-elle allée dormir dans la chambre d'amis, pour ne pas être dérangée par son retour. Mais rien ne bougea. Sa seule présence était celle de son parfum, entêtant. Entêtant comme celui qu'il avait respiré cette nuit en étranglant la femme... le même !
Il fit le tour de la maison et dut se résoudre au fait qu'il y était seul. Et pourtant, fraîchement douché et rasé, il n'avait plus qu'une certitude, ils n'étaient pas loin. Le sang criait vers lui : le temps des semailles à nouveau, déjà ! Dans un frisson, il se demanda de quel côté il allait se trouver cette fois-ci...

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