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- Relation De Famille
— Une, deux, trois, quatre, cinq...
— Mamie ?
— Silence, je compte !
— Mais pourquoi tu comptes tes salades tous les jours ?
— Pour vérifier qu'il n'en manque pas.
— Et pourquoi il en manquerait ?
— Dis Manon, ça t'embêterait de la mettre un peu en veilleuse le temps que je finisse de compter ?
Manon hausse les épaules, vexée par le ton tranchant de sa grand-mère dont le dos courbé et l'index pointé vers le sol témoignent de l'importance qu'elle accorde à ce comptage, devenu depuis le début du printemps un rituel quotidien, ainsi qu'une source supplémentaire de stress oxydatif pour son visage déjà bien raviné.
Tout en sachant qu'elle s'expose à se faire encore envoyer paître par son aïeule – laquelle n'a rien de la mamie gâteau enjolivée par le livre de contes qu'elle feuillette le soir avant de s'endormir –, Manon ne peut résister à la tentation d'insister.
Pour la énième fois, elle repose donc la question que sa grand-mère s'obstine à laisser sans réponse, comme si le simple fait d'apporter une explication à ce que Manon voit comme des « salad'malecs » de vieille femme pouvait avoir une incidence sur le résultat de cet étrange recensement des plantes angiospermes qui tapissent le sol humide du potager fertile.
— Mamie...
— Silence, je compte !
Du haut de ses douze ans fraîchement célébrés, Manon décide brusquement que le temps est venu de faire front et de transgresser la règle coutumière qui prohibe toute opiniâtreté déplacée, surtout lorsque cette dernière n'a d'autre dessein que de défier les anciens.
— Mais pourquoi tu comptes tous les jours tes salades, Mamie ? C'est complètement idiot !
Le choc est tel que mamie Raymonde manque de s'écraser sur lesdites salades, mais c'est sans compter sur ses robustes jambes arquées d'octogénaire qui la soutiennent plus vaillamment que l'inutile canne de jonc à pomme d'argent offerte par ses enfants pour ses quatre-vingts ans, l'hiver dernier.
— Que viens-tu de dire, fillette ? gronde mamie Raymonde entre ses quinze dernières dents gâtées qu'aucun râtelier ne viendra jamais plus seconder.
En temps normal, sa grand-mère lui arrive tout juste aux épaules, mais là, lorsqu'elle se redresse, une main sur la hanche, l'autre refermée sur un couteau de cuisine et les yeux rétrécis sur des éclairs foudroyants, mamie Raymonde semble démesurée. On dirait une gigantesque sorcière rejetée par l'enfer lui-même.
Manon se recroqueville et verrouille ses pupilles sur le bout usé de ses bottes en caoutchouc.
— Rien, Mamie..., bredouille la fillette, désarçonnée par la soudaine vision apocalyptique que lui offre sa grand-mère d'ordinaire plus aimable, bien que pas nécessairement douce à l'œil.
En même temps, Manon aurait dû se douter qu'en affirmant que le comptage était idiot, elle encourait une censure immédiate.
— Écoute-moi bien, jeune fille, glapit mamie Raymonde en amorçant un pas brinquebalant dans sa direction, sans plus se préoccuper de ses précieuses salades et renforçant d'autant l'effroi de Manon, il n'est pas dit qu'une petite sotte de ton âge grandisse sans comprendre ce qui se passe ici, alors même si ça m'en coûte, vu que j'ai pas fini de compter, je crois que le temps est venu pour moi de contribuer à l'ouverture de ton esprit étriqué de jeune citadine !
Les gènes constituent le support de transmission des caractères, c'est bien connu, et dans le cas présent, Manon ne déroge aucunement à la règle. Cible de choix pour les chromosomes de sa grand-mère, elle a hérité de cette dernière sa susceptibilité chatouilleuse.
La jeune fille s'apprête donc à riposter avec une audace renouvelée, frisant l'inconscience, lorsque, tout à coup, le visage de mamie Raymonde s'adoucit, ses pupilles se dilatent, ses arcades sourcilières dénudées s'écartent et ses lèvres se fendent d'un sourire énigmatique que Manon ne lui a jamais vu. Mamie Raymonde est transfigurée !
— Viens donc ici et assieds-toi près de moi, sur ce petit banc en bois...
Manon s'exécute en silence, piquée par une curiosité avide qui lui vrille les oreilles et le cœur.
Mamie Raymonde prend son temps. Elle contemple avec ravissement son petit potager qu'elle cultive, désherbe, arrose et soigne tout au long de l'année, parfois dans une sorte de recueillement intérieur inimitable, aspire une grande goulée d'air frais matinal, joint ses mains noueuses sur le tablier en jute qui recouvre ses genoux, puis se met enfin à parler. Mais sa voix est si ténue que Manon est obligée de se rapprocher pour l'entendre.
— Des êtres tout petits... Pas plus grands que des haricots secs... Ils vivent sous terre, je les entends parfois qui parlent, qui chantent, qui crient même. Crois-moi, jeune fille, ça grouille de tous côtés sous le potager !
— Mais qu'est-ce que tu racontes, Mamie ? Des haricots secs qui parlent ?
— Qu'elle est gourde, celle-ci ! T'es pas de la ville pour rien, toi, ça c'est sûr ! s'esclaffe mamie Raymonde en portant une main tachetée à sa poitrine qui tressaute.
— Je suis pas gourde, c'est juste que t'expliques mal ! riposte Manon avec une promptitude qui réduit sa mamie au silence.
Mais pas bien longtemps.
— Alors je recommence, nigaude que tu es ! Sous mon potager vivent des petits êtres en forme de haricots secs. Me demande pas pourquoi ils ont cette forme bizarre, j'en sais fichtre rien, tout ce que je sais, c'est qu'ils parlent, vivent, pètent et rotent comme nous.
— Je fais pas ça, moi...
— À d'autres ! Quoi qu'il en soit, là-dessous, y a de la vie ! Et heureusement, sans quoi, c'est au marché qu'y faudrait que j'aille pour m'approvisionner en salades !
— Pourquoi ?
— Mais t'es vraiment gourdasse ou tu le fais exprès ? s'énerve mamie Raymonde, en labourant davantage les sillons irréguliers de son visage ravagé par le temps.
— T'as dit ce qu'il y avait sous le potager, mais t'as pas parlé de la raison de ton comptage idiot !
« C'est qu'elle a un sacré toupet, la p'tiote ! » s'indigne mamie Raymonde en son for intérieur. Mais l'heure n'est plus aux remontrances.
— Alors ? insiste Manon.
— Alors les petits êtres en forme de haricots m'aident à lutter contre la créature... Et je compte mes salades chaque matin pour m'assurer que le combat a bien été mené durant la nuit.
— Quoi ?
— Oui, fillette, quelque part dans ce potager rode une vilaine créature. Perfide, elle se cache, se faufile, louvoie parmi mes salades pour mieux les dévorer ensuite.
— Mais quelle créature ?
À présent, Manon est effrayée.
— Eh bien...
— Allez, Mamie, maintenant que t'as commencé, tu dois finir ! Qu'est-ce qu'il y a d'autre sous le potager ? Un monstre ? Le diable ? Des trolls ?
— Pire que ça..., répond mamie Raymonde sur un ton de conspiratrice qui fait frissonner Manon et l'oblige à hurler pour décharger l'angoisse qui obstrue tout à coup ses poumons.
— Mais c'est QUOI ?
— Bah... En fait, j'en sais trop rien, confesse mamie Raymonde, la mine déconfite. Tout ce que je sais, c'est que cette créature monstrueuse ravage mes salades ! Je l'entends qui gratte la terre, qui grignote les racines, dévore le collet de mes jeunes pousses, ronge, attaque mes plants, c'est infernal !
Mamie Raymonde est au bord de l'apoplexie, ses nerfs risquent de se rompre d'une minute à l'autre, son cœur d'exploser dans sa poitrine. Manon sent qu'il est temps pour elle de prendre les choses en main.
— Mamie...
— Quoi ?
— J'ai comme l'impression que c'est ça qui mange tes salades, murmure Manon, dégoûtée, en désignant quelque chose qui se déplace lentement dans l'herbe.
— Morbleu ! Tu as raison, c'est elle !
Mamie Raymonde se propulse en avant avec une agilité qui laisse Manon pantoise. Une seconde après, le sabot de l'octogénaire écrase sans merci la créature dévoreuse de salades.
— Ah, je t'ai eue, sale cochonnerie ! se boyaute la grand-mère en levant les bras en l'air, la pointe de son couteau de cuisine brandie vers le ciel comme le glaive de la justice.
Puis elle secoue son sabot, regarde d'un œil méchant la créature longiligne, orange et gluante qui s'en détache et rugit :
— Les salades sont à moi !
— Mamie ?
— Silence, je compte !
— Mais pourquoi tu comptes tes salades tous les jours ?
— Pour vérifier qu'il n'en manque pas.
— Et pourquoi il en manquerait ?
— Dis Manon, ça t'embêterait de la mettre un peu en veilleuse le temps que je finisse de compter ?
Manon hausse les épaules, vexée par le ton tranchant de sa grand-mère dont le dos courbé et l'index pointé vers le sol témoignent de l'importance qu'elle accorde à ce comptage, devenu depuis le début du printemps un rituel quotidien, ainsi qu'une source supplémentaire de stress oxydatif pour son visage déjà bien raviné.
Tout en sachant qu'elle s'expose à se faire encore envoyer paître par son aïeule – laquelle n'a rien de la mamie gâteau enjolivée par le livre de contes qu'elle feuillette le soir avant de s'endormir –, Manon ne peut résister à la tentation d'insister.
Pour la énième fois, elle repose donc la question que sa grand-mère s'obstine à laisser sans réponse, comme si le simple fait d'apporter une explication à ce que Manon voit comme des « salad'malecs » de vieille femme pouvait avoir une incidence sur le résultat de cet étrange recensement des plantes angiospermes qui tapissent le sol humide du potager fertile.
— Mamie...
— Silence, je compte !
Du haut de ses douze ans fraîchement célébrés, Manon décide brusquement que le temps est venu de faire front et de transgresser la règle coutumière qui prohibe toute opiniâtreté déplacée, surtout lorsque cette dernière n'a d'autre dessein que de défier les anciens.
— Mais pourquoi tu comptes tous les jours tes salades, Mamie ? C'est complètement idiot !
Le choc est tel que mamie Raymonde manque de s'écraser sur lesdites salades, mais c'est sans compter sur ses robustes jambes arquées d'octogénaire qui la soutiennent plus vaillamment que l'inutile canne de jonc à pomme d'argent offerte par ses enfants pour ses quatre-vingts ans, l'hiver dernier.
— Que viens-tu de dire, fillette ? gronde mamie Raymonde entre ses quinze dernières dents gâtées qu'aucun râtelier ne viendra jamais plus seconder.
En temps normal, sa grand-mère lui arrive tout juste aux épaules, mais là, lorsqu'elle se redresse, une main sur la hanche, l'autre refermée sur un couteau de cuisine et les yeux rétrécis sur des éclairs foudroyants, mamie Raymonde semble démesurée. On dirait une gigantesque sorcière rejetée par l'enfer lui-même.
Manon se recroqueville et verrouille ses pupilles sur le bout usé de ses bottes en caoutchouc.
— Rien, Mamie..., bredouille la fillette, désarçonnée par la soudaine vision apocalyptique que lui offre sa grand-mère d'ordinaire plus aimable, bien que pas nécessairement douce à l'œil.
En même temps, Manon aurait dû se douter qu'en affirmant que le comptage était idiot, elle encourait une censure immédiate.
— Écoute-moi bien, jeune fille, glapit mamie Raymonde en amorçant un pas brinquebalant dans sa direction, sans plus se préoccuper de ses précieuses salades et renforçant d'autant l'effroi de Manon, il n'est pas dit qu'une petite sotte de ton âge grandisse sans comprendre ce qui se passe ici, alors même si ça m'en coûte, vu que j'ai pas fini de compter, je crois que le temps est venu pour moi de contribuer à l'ouverture de ton esprit étriqué de jeune citadine !
Les gènes constituent le support de transmission des caractères, c'est bien connu, et dans le cas présent, Manon ne déroge aucunement à la règle. Cible de choix pour les chromosomes de sa grand-mère, elle a hérité de cette dernière sa susceptibilité chatouilleuse.
La jeune fille s'apprête donc à riposter avec une audace renouvelée, frisant l'inconscience, lorsque, tout à coup, le visage de mamie Raymonde s'adoucit, ses pupilles se dilatent, ses arcades sourcilières dénudées s'écartent et ses lèvres se fendent d'un sourire énigmatique que Manon ne lui a jamais vu. Mamie Raymonde est transfigurée !
— Viens donc ici et assieds-toi près de moi, sur ce petit banc en bois...
Manon s'exécute en silence, piquée par une curiosité avide qui lui vrille les oreilles et le cœur.
Mamie Raymonde prend son temps. Elle contemple avec ravissement son petit potager qu'elle cultive, désherbe, arrose et soigne tout au long de l'année, parfois dans une sorte de recueillement intérieur inimitable, aspire une grande goulée d'air frais matinal, joint ses mains noueuses sur le tablier en jute qui recouvre ses genoux, puis se met enfin à parler. Mais sa voix est si ténue que Manon est obligée de se rapprocher pour l'entendre.
— Des êtres tout petits... Pas plus grands que des haricots secs... Ils vivent sous terre, je les entends parfois qui parlent, qui chantent, qui crient même. Crois-moi, jeune fille, ça grouille de tous côtés sous le potager !
— Mais qu'est-ce que tu racontes, Mamie ? Des haricots secs qui parlent ?
— Qu'elle est gourde, celle-ci ! T'es pas de la ville pour rien, toi, ça c'est sûr ! s'esclaffe mamie Raymonde en portant une main tachetée à sa poitrine qui tressaute.
— Je suis pas gourde, c'est juste que t'expliques mal ! riposte Manon avec une promptitude qui réduit sa mamie au silence.
Mais pas bien longtemps.
— Alors je recommence, nigaude que tu es ! Sous mon potager vivent des petits êtres en forme de haricots secs. Me demande pas pourquoi ils ont cette forme bizarre, j'en sais fichtre rien, tout ce que je sais, c'est qu'ils parlent, vivent, pètent et rotent comme nous.
— Je fais pas ça, moi...
— À d'autres ! Quoi qu'il en soit, là-dessous, y a de la vie ! Et heureusement, sans quoi, c'est au marché qu'y faudrait que j'aille pour m'approvisionner en salades !
— Pourquoi ?
— Mais t'es vraiment gourdasse ou tu le fais exprès ? s'énerve mamie Raymonde, en labourant davantage les sillons irréguliers de son visage ravagé par le temps.
— T'as dit ce qu'il y avait sous le potager, mais t'as pas parlé de la raison de ton comptage idiot !
« C'est qu'elle a un sacré toupet, la p'tiote ! » s'indigne mamie Raymonde en son for intérieur. Mais l'heure n'est plus aux remontrances.
— Alors ? insiste Manon.
— Alors les petits êtres en forme de haricots m'aident à lutter contre la créature... Et je compte mes salades chaque matin pour m'assurer que le combat a bien été mené durant la nuit.
— Quoi ?
— Oui, fillette, quelque part dans ce potager rode une vilaine créature. Perfide, elle se cache, se faufile, louvoie parmi mes salades pour mieux les dévorer ensuite.
— Mais quelle créature ?
À présent, Manon est effrayée.
— Eh bien...
— Allez, Mamie, maintenant que t'as commencé, tu dois finir ! Qu'est-ce qu'il y a d'autre sous le potager ? Un monstre ? Le diable ? Des trolls ?
— Pire que ça..., répond mamie Raymonde sur un ton de conspiratrice qui fait frissonner Manon et l'oblige à hurler pour décharger l'angoisse qui obstrue tout à coup ses poumons.
— Mais c'est QUOI ?
— Bah... En fait, j'en sais trop rien, confesse mamie Raymonde, la mine déconfite. Tout ce que je sais, c'est que cette créature monstrueuse ravage mes salades ! Je l'entends qui gratte la terre, qui grignote les racines, dévore le collet de mes jeunes pousses, ronge, attaque mes plants, c'est infernal !
Mamie Raymonde est au bord de l'apoplexie, ses nerfs risquent de se rompre d'une minute à l'autre, son cœur d'exploser dans sa poitrine. Manon sent qu'il est temps pour elle de prendre les choses en main.
— Mamie...
— Quoi ?
— J'ai comme l'impression que c'est ça qui mange tes salades, murmure Manon, dégoûtée, en désignant quelque chose qui se déplace lentement dans l'herbe.
— Morbleu ! Tu as raison, c'est elle !
Mamie Raymonde se propulse en avant avec une agilité qui laisse Manon pantoise. Une seconde après, le sabot de l'octogénaire écrase sans merci la créature dévoreuse de salades.
— Ah, je t'ai eue, sale cochonnerie ! se boyaute la grand-mère en levant les bras en l'air, la pointe de son couteau de cuisine brandie vers le ciel comme le glaive de la justice.
Puis elle secoue son sabot, regarde d'un œil méchant la créature longiligne, orange et gluante qui s'en détache et rugit :
— Les salades sont à moi !
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Pourquoi on a aimé ?
Lorsqu’une intrigue tient sur un timbre-poste, mais qu’on ressort quand même satisfaits de sa lecture, c’est souvent que d’autres aspects
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Pourquoi on a aimé ?
Lorsqu’une intrigue tient sur un timbre-poste, mais qu’on ressort quand même satisfaits de sa lecture, c’est souvent que d’autres aspects