Les Sables

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Toute histoire commence un jour, quelque part. Pour moi c’était là : l’océan Atlantique d’un côté, les barres d’immeubles de l’autre. Le sable et le bitume.
L’eau, je n’y allais jamais. Je n’ai jamais su nager. Mon père n’a jamais voulu que j’apprenne. Il avait peur que je devienne « un de ces connards de surfeur qui ne pense qu’à niquer l’été et à nager l’hiver ». 
Alors j’allais sur son chalutier avec un gilet de sauvetage, trop petit pour moi et rapiécé en différents endroits par mon père. J’ai toujours eu une trouille incroyable – au moment de récupérer les filets et de me pencher sur le bastingage – de passer par-dessus bord à cause d’une vague un peu violente et de couler dans les profondeurs, à pic, sans une respiration. Étrangement je ne suis jamais tombé à la flotte et je n’ai donc jamais testé la résistance de ce gilet. Tous les week-ends dès 5 heures du matin sur ce foutu rafiot, avec le matelot de mon père, Gilles, un gars pas beaucoup plus âgé que moi et qui bossait pour mon père depuis qu’il avait seize ans. On ne parlait jamais ensemble. Je l’ai toujours pris pour un mec un peu con. Il habitait la Chaume, le quartier pauvre des pêcheurs des Sables d’Olonne ; enfin pauvre, c’était avant que les touristes n’envahissent la côte, achètent toutes nos maisons du centre-ville et nous repoussent un peu plus loin dans les nouvelles zones d’habitation.
Mon père aussi a fini par vendre notre maison, nichée dans son coin tranquille de Tanchet, un peu à l’écart et tout près de la mer. Mais vu le prix qu’était prêt à lui donner certains zozos on a vite déménagé derrière le grand Leclerc qui venait d’être construit. Et comme disait mon père, « avec cette connerie de remblai qu’ils ont bloqué aux bagnoles ce sera pas plus long de rejoindre le port ». Mon père et moi, on a donc emménagé dans une maison sans âme, pareille que toutes les autres d’un quartier tout juste sorti de terre. Ça m’était égal à l’époque, j’ai pu demander un scooter pour aller au collège car les arrêts n’étaient pas encore prévus. Je ne l’ai pas eu. Enfin pas tout de suite.
Mais comme j’entrais en seconde et que mon père voulait absolument que je fasse des longues études pour « ne pas finir comme ce con de Gilles », j’ai demandé un peu d’argent lorsque je les accompagnais en mer.
Au départ, mon père m’a regardé avec une telle haine que j’ai crû que j’allais m’en prendre une bonne. Et finalement il a accepté de me filer 30 balles par sortie. J’ai alors très vite trafiqué mon emploi du temps pour me libérer deux matinées supplémentaires par semaine. Mon père n’y a pas cru au début, j’ai été obligé de piquer un tampon du lycée dans le bureau du CPE pour qu’il me croit enfin.
On se levait vers 3 heures ces matins-là. Mon père faisait toujours couler une cafetière de café bien noir qu’il transvasait dans son thermos tout cabossé « qui avait fait la guerre » comme il disait. On en buvait pas une goutte avant d’être sur le bateau, jamais. C’était sa règle immuable. Même lorsque c’était une des nouvelles belles-mères qui le faisait, mon père sans un mot prenait la cafetière pour en vider les trois quart et on partait.
Dans sa vieille bagnole ça puait l’essence, le vieux poisson et le sel. Lui préférait dire que c’était l’iode. Mais avec toutes les carcasses qui avaient voyagé dans son tacot c’était pas l’air marin qui restait. Il nous fallait moins de quinze minutes pour atteindre le chalutier. Le bateau était nommé Calypso, « du nom d’une déesse des océans dans les temps anciens » aimait-il répéter. En fait il n’en savait rien, il l’avait acheté avec ce nom dessus et puis voilà. Sur le bateau il n’y avait rien, le poste de commande et des filets. Une fois, Gilles avait mis la radio, France Inter ou un truc comme ça, ça avait rendu fou mon père qui avait désencastré le poste dès notre retour sur terre. « Un marin c’est le bruit de la mer qu’il doit entendre pas la voix des connards qui veulent t’expliquer la vie de leur ville d’ivoire ». Après ça, Gilles a plus essayé de faire la conversation, il se contentait de faire ce que lui disait mon père et de ramasser les éperlans, sardines, macros, soles et tous les autres poissons argentés que la Calypso prenait dans ses filets. J’étais toujours de l’autre côté et on remontait les filets ensemble. Mon père nous demandait de vider certains poissons, les autres on les rangeait dans des grands bacs remplis de glace pour qu’ils restent bien frais avant la vente à la Criée juste après.
Sur le bateau, à part les levées de filet et le rangement des poissons j’avais pas mal de temps. Et pas beaucoup de distraction avec mon père qui avait balancé la radio. La mer c’est suffisant, comme disent toujours les mecs qui l’ont jamais vue. Mais la mer, à 5 heures du matin, quand il fait quatre degrés et que tu l’as dans les yeux toute ta vie, elle commence à te faire chier. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à apporter des bouquins. Au départ c’était les livres pour l’école. Les trucs chiants, les Classiques. Mais bon, avec l’iode dans les narines ça faisait passer le temps. Et c’était ça de moins à faire à la maison. Et puis un truc marrant s’est passé, j’ai commencé à aimer lire. Bientôt le rituel de la pêche en mer devenait vital. Pour lire.
Je me réveillais excité par les longs moments d’exaltation que j’allais vivre, moi sur ma coque de noix, avec Gilles toujours tourné vers la côte et mon père à son poste pour nous emmener chercher les poissons de la nuit. En fait, je n’étais plus avec eux, j’étais avec tous les autres. Jonathan Wells de Werber, François Deschamps de Barjavel, Edmond Dantés de Dumas et le prince Mychkine de Dostoïevski. Je parcourais le monde et les époques avec eux. Entrecoupés par les rappels à l’ordre de mon père pour la relève. J’aimais plus particulièrement lire par temps de pluie : je prenais une pochette plastique pour protéger les pages et j’oubliais momentanément le froid et les gouttes glacées qui m’entouraient.
Les autres au lycée ne comprenaient pas que mon père m’oblige à venir avec lui, surtout une fois que j’ai pu m’acheter mon scooter. J’ai pu l’acheter en six mois, un truc d’occasion que mon père a pratiquement retapé entièrement. Il m’a jamais demandé pourquoi je continuais à venir avec lui deux fois par semaine plus tous les week-ends. Je crois qu’il pensait que j’aimais ça, la mer. En fait je n’ai jamais cessé d’en avoir peur, il n’y a bien que les livres qui me faisaient tout oublier.

À l’école j’étais dans la moyenne. Je restais dans mon coin. Les professeurs me laissaient plutôt en paix.
Et puis un matin, le proviseur est venu dans la salle de classe et m’a demandé de venir. C’était un jeudi. Il faisait très beau dehors. Il y avait les garde-côtes dans son bureau. Ils se sont levés immédiatement en me voyant. Et alors, le capitaine de la brigade, avec sa peau encore plus tannée par le vent, le sel et l’eau que celle de mon père m’a expliqué qu’il venait de trouver la Calypso au large des Sables. Retournée. Aucune trace de mon père ou de Gilles. Ça m’a surpris ça. Mon père était pas du genre à « abandonner son gagne-pain » comme ça. Ils m’ont dit qu’ils le recherchaient toujours et qu’ils étaient simplement portés disparus pour l’instant.
On ne l’a jamais retrouvé.
Il n’y pas eu d’enterrement. Déjà parce qu’on a pas retrouvé les corps de Gilles ou de mon père mais aussi parce que le juge avait décidé qu’il y avait présomption d’absence et donc pas de décès. La mer était calme et comme le canot de sauvetage gonflable n’était plus dans la cale il n’y avait pas lieu de conclure à autre chose qu’une absence.
Je n’ai jamais cessé de lire mais c’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire. Surtout au juge pour qu’il revoie sa décision et que ma grand-mère puisse enfin enterrer mon père et passer à autre chose. Car elle restait des heures à fixer la mère, assise sur son banc, sur le remblai, par tout temps. Ça commençait à lui provoquer des faiblesses et comme j’étais encore mineur je pouvais pas me permettre de perdre mon dernier tuteur.
Le juge ne m’a pas vraiment écouté, surtout que ce con de Gilles est réapparu quelques mois plus tard. Et vivant en plus. Il avait complètement perdu la boule et ne se souvenait de rien. Il avait atterri dans un hosto sur la côte Basque, des mecs l’avaient recueilli près de Biarritz, à poil et gerbant l’eau de mer qu’il n’arrêtait pas de boire. Les toubibs avaient mis presque six mois pour faire les connexions et retrouver son port d’attache. Les flics ont beau essayer d’en tirer quelque chose ils ont jamais réussi à comprendre ni ce qui était arrivé avec la Calypso, ni si mon père était bien dessus au moment du naufrage.

Dix ans pour que la procédure aille au bout. Et que mon père soit enfin déclaré comme décédé. Ma grand-mère n’a pas vécu jusque là pour l’entendre la décision du juge mais peu importe. Du coup je suis de retour dans le sable. Il est 6 heures du matin. J’ai cette odeur de sel et d’eau plein les narines et je repense à mes lectures sur la Calypso. Ma copine dort dans le petit hôtel sur le port où on crèche. C’est bientôt l’heure de la Criée. J’entends les gars qui déballent leur trouvaille du jour. Ils vont essayer de tout vendre pour survivre un jour de plus et mettre le gasoil qu’il faut dans le bateau pour la sortie du lendemain.
J’ai fait comme mon père disait, j’ai fait des études et je ne fais pas un métier de « crève-la-faim ». Quoique. J’écris pour le cinéma. On dit que je suis dialoguiste. Pour me flatter on dit comme le père Audiard. Moi je pense plus à un mélange entre Georges Simenon et les cris des gars de la Chaume revenant de la pêche. Mon père en tête.

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