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Nouvelles - Littérature Générale
— Tu as bien compris, Papa. Le couteau avec sa drôle de forme, c'est pour le poisson, celui pour le fromage, il est à côté de la petite cuillère, devant les verres. Des verres, il y en aura trois de tailles différentes, eau, vin rouge et vin blanc. Je ne pense pas qu'ils serviront des escargots, sinon, c'est une pince spéciale. Tu te rappelleras ?
— Je crois, tu me le répètes depuis au moins quinze jours. Je saurai me tenir, ma Tite, n'aie pas peur.
Éliane prépare son père à rencontrer sa future belle-famille. Elle passera au pressing récupérer son unique costume, celui qu'il portait pour les obsèques de son épouse, Simone, l'année dernière. Anthracite, c'est passe-partout. Pour l'agrémenter, elle a prévu une surprise, une cravate gris perle avec des feuilles de vigne et de minuscules grappes de raisin brodées ton sur ton. Elle veut être fière de son père, un brave homme simple mais généreux.
Elle sait déjà ce qu'elle-même revêtira, la robe bleue qui la met en valeur. Stricte avec son col Claudine, sans être triste.
Samedi soir, c'est le grand jour. Jérôme sera accompagné de ses parents et de sa grand-mère, l'aïeule vénérée par la famille car elle lui a offert, en avance sur l'héritage, plusieurs hectares de vigne, un cépage typé, renommé dans la région.
« Un dîner sans prétention » a précisé Jérôme mais Éliane est dans ses petits souliers. Si elle a bien sûr déjà entrevu le père de Jérôme parmi les rangées impeccables, comme tirées au cordeau, de ses terres viticoles, elle n'a jamais rencontré sa future belle-mère. Encore moins la douairière, une femme imposante malgré un corps sec et un nez d'aigle, d'après Jérôme.
Il s'agit de faire connaissance et de fixer la date des fiançailles. Les deux tourtereaux ont hâte de convoler sur la lancée.
Les jeunes gens se sont rencontrés au domaine, où le père d'Eliane, Julien, travaille comme homme à tout faire. Il a su se rendre indispensable depuis une trentaine d'années tant il sait bricoler le matériel du chai, réparer les fûts de bois cerclés de fer, procéder à l'assainissement des cuves et des barriques. À l'occasion, il peut donner un coup de main à l'encadrement des saisonniers lorsque les vendanges battent leur plein.
Le coup de foudre fut immédiat entre les deux jeunes. La différence sociale n'a jamais gêné le fiancé. Toutefois Éliane pressent que les femmes de la tribu pourraient voir la situation d'un autre œil.
Aussi veut-elle mettre tous les atouts de son côté : tenue vestimentaire soignée et codes de bienséance. Elle veut jouer la discrétion et l'aisance, la simplicité et l'assurance, la moralité et la tolérance, mesurant la difficulté à associer les genres. Son père s'amuse de tous ces efforts : « S'il t'aime vraiment, il nous prendra comme on est ». Mais pour le bonheur de sa fille, il se soumet aux épreuves imposées par la Tite.
À l'heure dite, ni trop tôt ni trop tard, ils se retrouvent sur le seuil de la belle maison de pierre, un bouquet de roses aéré de gypsophiles à la main.
Puis rapidement sous les feux d'un lustre aux pampilles étincelantes, autour d'une table ronde dressée de blanc immaculé. Éliane est assise entre Jérôme et son futur beau-père, lui-même aux côtés de l'aïeule. À la droite de celle-ci, Julien puis la mère de Jérôme. La boucle est bouclée. Madame peut être servie.
Julien se sent plus crispé qu'il ne l'imaginait. Tout cet apparat peut-être. Il veut surtout plaire à Éliane. Lui faire honneur. Il rajuste sa cravate. Repère les couverts, tout y est. Il reprend de l'assurance. Si poisson il y a, pas de problème, il aura la situation en main, il a repéré les couteaux bizarres.
Le domestique employé pour l'occasion sort alors de la cuisine. Il porte une soupière de porcelaine blanche ornée d'un filament doré qui tranche sur son habit noir. Julien s'affole. Éliane ne lui a jamais parlé de potage. Soudain il aperçoit une grande cuillère à côté de son assiette et respire. Il est sauvé.Le consommé aux asperges est fort goûteux. La discussion s'engage naturellement sur les aléas climatiques, la peur du mildiou et bien sûr la rencontre des jeunes amoureux. La grand-mère tapie derrière de fines lunettes rondes observe la scène sans mot dire, pas même le son du liquide porté à ses lèvres émaciées. Impériale dans son ensemble parme, rien ne lui échappe.
Julien se détend. Jusque-là il a fait un sans-faute. Le vin est succulent, un Château-Margaux 1990 décanté dans un flacon de cristal.
Ému, il regarde en coin sa fille rayonnante et son futur gendre énamouré. Ils forment un beau couple, ces deux-là. Si seulement sa Simone avait attendu un peu avant de les quitter !
À l'instant où apparaît le domestique chargé de desservir, Julien est tout-à-fait relâché.
Il empoigne alors la carafe ventrue du nectar. Selon son habitude il en verse une bonne rasade dans son assiette et à deux mains, se met à boire ce qu'il reste de consommé mêlé de Château-Margaux.
Comme si la vilenie n'était pas suffisante, le liquide rosâtre rate le chemin du gosier balisé à cet effet et quelques gouttes dévalent le long de la cravate gris perle. Les raisins sont noyés. La vendange nuptiale n'aura pas lieu.
Éliane, tétanisée, lâche sa fourchette d'effroi. La bouche arrondie sur un profond silence. La mère de Jérôme, à moitié évanouie, a glissé de sa chaise et s'évente avec sa serviette de lin. Le père reste digne mais n'en pense pas moins.
Repu, Julien repose l'assiette avec un large « ah » de satisfaction avant d'essuyer sa moustache avec la jolie serviette brodée. Ne manquerait plus qu'il se caresse le ventre.
C'est alors que la douairière fait ce geste inoubliable. Elle attrape son assiette, à son tour l'arrose de vin et engloutit le contenu.
« Quelle merveille que cette nouvelle mode rustique ! assène-t-elle en émettant un rot tonitruant. Il y a longtemps qu'on ne s'est pas autant amusé dans cette maison de coincés. »
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