Les premières

Réunion de famille. Noël encore.

Les gens autour de la table ont beaucoup changé mais les rituels restent les mêmes. Son rôle à elle, également. Pendant longtemps, ça l'a exaspérée mais aujourd'hui, elle essuie la vaisselle sans même y penser.

C'était il y a longtemps.

Les photos en noir et blanc de cette époque sont rangées dans des tiroirs et elle n'y pense plus vraiment.

La vie l'a rattrapée. Elle a vécu d'autres petites et grandes victoires, elle a continué à courir, à faire comme si les regards et le rejet ne l'atteignaient pas.

Elle a vécu comme si l'absence d'imagination des gens ne l'avait jamais atteinte.

Elle essuie la vaisselle en tendant l'oreille pour saisir le sens des éclats de voix qui arrivent jusqu'à elle.

Peut-être qu'elle ne l'avait jamais atteinte.


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Quand la gamine avait posé la photo sur la table, la regardant pleine d'interrogations, elle avait fixé l'image un instant.

Tous ces hommes et de longs cheveux qui flottaient au centre. C'était une bonne photo, le genre dont on comprend le sujet si vite que, parfois, le message échappe.

Elle s'appelait Roberta Gibb et, en 2021, elle ne courrait plus si vite qu'en 1966, mais elle conservait une forme qui témoignait des années passées en petites foulées.

Sa petite fille avait manifestement fouillé dans les tiroirs et décidé d'en extirper le cliché.

Evidemment, elle ne l'avait pas reconnue.


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Elle aimait l'idée de raconter cette histoire aujourd'hui, preuve que la société évolue et que ce qui était impossible avant ne l'est plus.

Sa petite fille a des modèles qui l'autorisent à rêver plus grand qu'elle n'avait pu le faire. Megan Rapinoe, Serena Williams et Simone Biles sont passées par là.

Le sport féminin est devenu politique et il s'est starifié. Ces femmes ont soulevé des montagnes et font désormais partie du paysage.

Elles sont peu nombreuses, moins payées mais les rares élues sont portées aux nues par la terre entière.

Ça n'a jamais été son cas.

Et au fond, c'est pourtant ce qu'elle voulait. Porter un message. Gagner. Repousser les limites de son corps. Être une star, aussi.

Boston, pourtant, n'a été qu'un entrefilet.


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« C'est moi sur la photo. L'homme à ma gauche me demande ce que je fais, pourquoi je cours avec eux. C'était il y a très longtemps. Les femmes n'avaient pas le droit de courir le marathon, le sport était réservé aux hommes. Et moi, j'adorais ça. Courir, c'était oublier tout le reste, n'avoir qu'un objectif et l'atteindre, ou le dépasser.

Et j'étais douée.

Je l'ai fait en 3h, 21 minutes et 40 secondes ce marathon.

Mais je n'étais pas inscrite, je n'avais pas eu le droit.

« les femmes ne sont pas les bienvenues et sont, par ailleurs, physiologiquement incapables de courir de longues distances »

Pourtant, je voulais changer les choses. Je voulais montrer que les femmes pouvaient.

Courir un marathon.

Dépasser les hommes.

Tenir bon.

J'ai dû me cacher dans un buisson sur la ligne de départ pour me joindre aux coureurs. J'ai choisi des vêtements larges, j'ai même volé le sweat de mon frère.

J'ai couru pendant 3h21, et j'ai cru pendant toute la course que personne ne m'avait remarquée.

A l'arrivée, un homme m'a demandé de retirer ma capuche et la foule, les femmes surtout, s'est mise à hurler.

J'ai été acclamée comme si j'étais arrivée première. Au fond, c'était le cas.

Je l'ignorais mais depuis une heure, les gens savaient qu'une femme avait intégré le peloton et la rumeur avait ramené tout ce que Boston comptait de curieux – de curieuses, surtout.

C'est une sensation folle que de franchir la ligne d'arrivée pour laquelle tu t'es tant entrainée, et de penser, le temps des applaudissements qui crépite et des battements de ton cœur essoufflé, que tu as créé la place qui te revient.

L'ivresse a été de courte durée. J'ai vite compris que le combat n'aurait pas lieu qu'une fois.

Ma performance n'a pas été enregistrée. Cette année-là ne comptait pas.

Une autre femme m'a rejointe l'année suivante, inscrite avec ses initiales. Ses temps non plus n'ont pas été enregistrés, elle a été agressée pendant la course, son petit ami a dû la défendre.

Mais d'autres ont suivi, la course a fini par être ouverte aux femmes et, des années plus tard, il y a eu une cérémonie reconnaissant nos temps sans jamais les inscrire comme les records qu'ils constituaient.
J'ai été la première, trois ans de suite.

Une femme qui osait courir au milieu des hommes. Leur égale. »


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La petite la regardait par en dessous, d'un air malin :

« Moi, je serai la première femme à commander un sous-marin ! »