Une battante, à croire qu'il y aurait que deux sortes de femmes... les battantes et les battues. A croire que celles qui ne se battent pas ne le font que par faiblesse, par manque de caractère, par paresse ou par goût de la misère.
Si vous saviez le courage qu'il faut, pour accepter de se laisser battre par compassion ou par pitié...
A un moment, je fréquentais une nana avec qui je faisais la manche dans la rue. J'étais à la mandoline pendant qu'elle improvisait du charabia en Yiddish.
En vrai elle disait nimp', mais elle chantait tellement bien, elle gerbait une telle plainte du fond d'elle même que ces amas de syllabes flous en auraient pas eu plus de sens si ça avait été des mots.
On se connaissait pour ainsi dire ni d'Eve, ni d'Adam. On se connaissait que d'la "street". Quand on faisait assez d'argent, on allait bouffer au libanais d'à côté, sinon on allait chez elle. Un soir, on avait fait juste assez de quoi prendre une 'teille et quelques légumes. On se met en route pour passer chez le Paki, puis je la vois qui phase sur une affiche en chemin; elle y reste bien une vraie minute, absorbée. A la fin elle décroche et me dit : "C'est mon ancien metteur en scène."
J'la regarde mais j'réponds rien. J'ai cette habitude, pour laisser aux gens qui veulent pas trop en dire l'occasion de se taire, mais elle reprend : "Si je l'avais pas croisé, lui ou un autre d'la même espèce, j'pense que j'y serai encore aujourd'hui, j'veux dire, au théâtre. "
Elle regarde ses pieds quand elle avance.
J'aime bien faire ça aussi, ça me donne l'impression que c'est une autre personne qui marche à ma place, et alors je me demande par ou est-ce qu'elle va, qui est-ce qu'elle va rejoindre.
"Tu sais, j'ai fait v'la les écoles et tout... J'étais fan de Beckett... même si j'pense que dans le fond j'y ai jamais rien bitté. Mais j'étais douée tu sais, enfin c'est ce qu'on m'disait. Des théâtreux y'en a pleins qui galèrent à la sortie des écoles, mais moi j'ai pas eu ce soucis, j'étais une fleur parfaitement éclose... Qu'est-ce que j'dis... J'étais un putain d'arbre, une forêt ! En vrai j'étais chaque putain d'choses !"
Elle m'fait marrer la conne, et elle me sourit en retour.
"Et ouais mon gars, y'en a pleins qui se battaient juste pour trouver un rôle, et, crois moi, ça déconnait zéro. Ils y mettaient tout ce qu'ils avaient de plus hargneux, de plus méchant; ils y mettaient le bec, les ongles, les griffes, les dents.
En vrai c'est moche comme milieu, l'milieu d'la passion. A l'école pas d'soucis, les gens y sont pas encore assez con... c'est ensuite que...enfin.... j'ai eu du bol qu'on m'ai placée au dessus. Puis, c'était une époque ou j'avais trop d'compassion et d'amour pour les écarts des gens, pour leurs faiblesses et leurs lâchetés. J'pouvais pas ne pas les aimer pour ça, au moins un peu..."
Elle se perd, mais j'aime bien entendre des trucs comme ça. J'pense que c'est pour ça qu'on traine ensemble aussi.
"Mais y'a quand même des trucs sales. Puis quand quelqu'un te veut du mal et qu'tu réponds par de la compassion et d'la pitié, en général, ça le rend fou."
Là, elle s'arrête de parler, j'attends un peu mais elle continue pas. Elle à l'air distante; j'pense qu'elle rêve au loin de couleurs indéfinies, de lointains possibles. Dans ces moments faut laisser tranquille.
On arrive au Paki, on prend un bourbon qui pique, puis on termine le reste du trajet en silence.
Chez elle, toujours pas un mot, pas besoin pour ce qu'on fait en vérité. On épluche les légumes; "kshiiit-kshiiit" fait l'économe. Tout dans la casserole, avec le riz direct et une tomate, puis on bouffe, lentement. On est pas des gros mangeurs; l'habitude de jeûner. Par contre, on est des gros buveurs et elle nous sert deux verres à en faire pleurer une piscine.
"Désolé, j'suis encore un peu loin..." me tend-elle.
-"T'inquiète, prend ton temps."
Elle me souris. Ça veut dire "t'es pas chiant", et dans son monde c'est déjà beaucoup. Ça lui redonne prise un peu avec l'autour : moi, l'appart, l'alcool dans la bouche.
"Tu sais, j'y serais surement encore si j'avais pas croisé ce gars là. J'aurai pt'être même percée vénère, genre Miou Miou, ou même c'te pétasse de Deneuve... Après, j'préfère en être là aujourd'hui. C'est plus confort l'anonymat, et j'pense que l'pognon ça ronge la tête. Sont surement tous cons à en bouffer du foin là haut."
C'est marrant, elle pointe le doigt vers le ciel quand elle dit ça.
"Mais ouais, surement que j'y serai encore si j'avais laissé l'autre con me bouffer l'mien. Il avait sa pièce, il était déjà en vu. Il m'a filé le premier rôle à la première audition, mais en vrai, il avait rien capté à mon jeu. Il avait juste bloqué sur mon cul je pense. C'est pour ça qu'aux répèt' il venait me placer lui même, en foutant ses mains partout, et vu que j'étais la seule à qui il faisait ça, j'lui ai dit au bout d'une semaine que c'était déplacé. Là, il me sort la tirade dithyrambique du metteur en scène qu'assume pas. J'suis qu'une extension de son corps, blablabla... Ducoup, j'lui ai dit qu'il avait pas besoin de me placer si il voulait me tripoter, qu'il avait qu'à faire comme tous les agresseurs sexuels et me mettre direct la main au cul. Ça, il a pas kiffé... Il est devenu rouge de honte, puis de colère, Puis il m'a pris la tête une heure entière avant de se barrer devant tout le monde.
J'avais pitié de lui, d'être prisonnier de tant connerie. A partir de là, il a essayé de me mettre la misère pour me briser à chaque occasion, et, comme j'en avais toujours autant rien à foutre, que je l'regardais avec toujours autant de compassion, il m'a juste dégagé une semaine avant la première.
Autant dire que la représentation était merdique au possible... Mais à force de lécher des culs il a eu sa seconde chance, et matière à me recouvrir de ses propres merdes. Il voulait m'faire du mal, et comme il y arrivait pas, il y allait toujours plus violent.
J'ai pas réagi... J'ai pas réagi parce que j'avais trop de force pour me battre avec quelqu'un qu'en avait si peu. Contrairement à moi, il aurait pas pu assumer sa chute.
C'est pour ça qu'il en est là et moi ici. La réussite, c'est pour les gens qu'ont pas le courage d'affronter l'échec. "
Elle me dit ça en me grimaçant un sourire entre deux gorgées de whisky.
Elle me plaisait cette nana avec ses morales en biais... Il y'avait peut-être du vrai et beaucoup de faux dans ce qu'elle me disait, ou l'inverse. En vérité je m'en foutais.
J'me suis mis à fermer les yeux, puis à m'endormir dans son canap'.... Mais au travers des brumes du sommeil, je la voyais, trônant, une bouteille butagaz en guise de stèle, des clochards en guise de foule, déclamant son texte; à jamais affranchie des cons et de leurs lubies.
Si vous saviez le courage qu'il faut, pour accepter de se laisser battre par compassion ou par pitié...
A un moment, je fréquentais une nana avec qui je faisais la manche dans la rue. J'étais à la mandoline pendant qu'elle improvisait du charabia en Yiddish.
En vrai elle disait nimp', mais elle chantait tellement bien, elle gerbait une telle plainte du fond d'elle même que ces amas de syllabes flous en auraient pas eu plus de sens si ça avait été des mots.
On se connaissait pour ainsi dire ni d'Eve, ni d'Adam. On se connaissait que d'la "street". Quand on faisait assez d'argent, on allait bouffer au libanais d'à côté, sinon on allait chez elle. Un soir, on avait fait juste assez de quoi prendre une 'teille et quelques légumes. On se met en route pour passer chez le Paki, puis je la vois qui phase sur une affiche en chemin; elle y reste bien une vraie minute, absorbée. A la fin elle décroche et me dit : "C'est mon ancien metteur en scène."
J'la regarde mais j'réponds rien. J'ai cette habitude, pour laisser aux gens qui veulent pas trop en dire l'occasion de se taire, mais elle reprend : "Si je l'avais pas croisé, lui ou un autre d'la même espèce, j'pense que j'y serai encore aujourd'hui, j'veux dire, au théâtre. "
Elle regarde ses pieds quand elle avance.
J'aime bien faire ça aussi, ça me donne l'impression que c'est une autre personne qui marche à ma place, et alors je me demande par ou est-ce qu'elle va, qui est-ce qu'elle va rejoindre.
"Tu sais, j'ai fait v'la les écoles et tout... J'étais fan de Beckett... même si j'pense que dans le fond j'y ai jamais rien bitté. Mais j'étais douée tu sais, enfin c'est ce qu'on m'disait. Des théâtreux y'en a pleins qui galèrent à la sortie des écoles, mais moi j'ai pas eu ce soucis, j'étais une fleur parfaitement éclose... Qu'est-ce que j'dis... J'étais un putain d'arbre, une forêt ! En vrai j'étais chaque putain d'choses !"
Elle m'fait marrer la conne, et elle me sourit en retour.
"Et ouais mon gars, y'en a pleins qui se battaient juste pour trouver un rôle, et, crois moi, ça déconnait zéro. Ils y mettaient tout ce qu'ils avaient de plus hargneux, de plus méchant; ils y mettaient le bec, les ongles, les griffes, les dents.
En vrai c'est moche comme milieu, l'milieu d'la passion. A l'école pas d'soucis, les gens y sont pas encore assez con... c'est ensuite que...enfin.... j'ai eu du bol qu'on m'ai placée au dessus. Puis, c'était une époque ou j'avais trop d'compassion et d'amour pour les écarts des gens, pour leurs faiblesses et leurs lâchetés. J'pouvais pas ne pas les aimer pour ça, au moins un peu..."
Elle se perd, mais j'aime bien entendre des trucs comme ça. J'pense que c'est pour ça qu'on traine ensemble aussi.
"Mais y'a quand même des trucs sales. Puis quand quelqu'un te veut du mal et qu'tu réponds par de la compassion et d'la pitié, en général, ça le rend fou."
Là, elle s'arrête de parler, j'attends un peu mais elle continue pas. Elle à l'air distante; j'pense qu'elle rêve au loin de couleurs indéfinies, de lointains possibles. Dans ces moments faut laisser tranquille.
On arrive au Paki, on prend un bourbon qui pique, puis on termine le reste du trajet en silence.
Chez elle, toujours pas un mot, pas besoin pour ce qu'on fait en vérité. On épluche les légumes; "kshiiit-kshiiit" fait l'économe. Tout dans la casserole, avec le riz direct et une tomate, puis on bouffe, lentement. On est pas des gros mangeurs; l'habitude de jeûner. Par contre, on est des gros buveurs et elle nous sert deux verres à en faire pleurer une piscine.
"Désolé, j'suis encore un peu loin..." me tend-elle.
-"T'inquiète, prend ton temps."
Elle me souris. Ça veut dire "t'es pas chiant", et dans son monde c'est déjà beaucoup. Ça lui redonne prise un peu avec l'autour : moi, l'appart, l'alcool dans la bouche.
"Tu sais, j'y serais surement encore si j'avais pas croisé ce gars là. J'aurai pt'être même percée vénère, genre Miou Miou, ou même c'te pétasse de Deneuve... Après, j'préfère en être là aujourd'hui. C'est plus confort l'anonymat, et j'pense que l'pognon ça ronge la tête. Sont surement tous cons à en bouffer du foin là haut."
C'est marrant, elle pointe le doigt vers le ciel quand elle dit ça.
"Mais ouais, surement que j'y serai encore si j'avais laissé l'autre con me bouffer l'mien. Il avait sa pièce, il était déjà en vu. Il m'a filé le premier rôle à la première audition, mais en vrai, il avait rien capté à mon jeu. Il avait juste bloqué sur mon cul je pense. C'est pour ça qu'aux répèt' il venait me placer lui même, en foutant ses mains partout, et vu que j'étais la seule à qui il faisait ça, j'lui ai dit au bout d'une semaine que c'était déplacé. Là, il me sort la tirade dithyrambique du metteur en scène qu'assume pas. J'suis qu'une extension de son corps, blablabla... Ducoup, j'lui ai dit qu'il avait pas besoin de me placer si il voulait me tripoter, qu'il avait qu'à faire comme tous les agresseurs sexuels et me mettre direct la main au cul. Ça, il a pas kiffé... Il est devenu rouge de honte, puis de colère, Puis il m'a pris la tête une heure entière avant de se barrer devant tout le monde.
J'avais pitié de lui, d'être prisonnier de tant connerie. A partir de là, il a essayé de me mettre la misère pour me briser à chaque occasion, et, comme j'en avais toujours autant rien à foutre, que je l'regardais avec toujours autant de compassion, il m'a juste dégagé une semaine avant la première.
Autant dire que la représentation était merdique au possible... Mais à force de lécher des culs il a eu sa seconde chance, et matière à me recouvrir de ses propres merdes. Il voulait m'faire du mal, et comme il y arrivait pas, il y allait toujours plus violent.
J'ai pas réagi... J'ai pas réagi parce que j'avais trop de force pour me battre avec quelqu'un qu'en avait si peu. Contrairement à moi, il aurait pas pu assumer sa chute.
C'est pour ça qu'il en est là et moi ici. La réussite, c'est pour les gens qu'ont pas le courage d'affronter l'échec. "
Elle me dit ça en me grimaçant un sourire entre deux gorgées de whisky.
Elle me plaisait cette nana avec ses morales en biais... Il y'avait peut-être du vrai et beaucoup de faux dans ce qu'elle me disait, ou l'inverse. En vérité je m'en foutais.
J'me suis mis à fermer les yeux, puis à m'endormir dans son canap'.... Mais au travers des brumes du sommeil, je la voyais, trônant, une bouteille butagaz en guise de stèle, des clochards en guise de foule, déclamant son texte; à jamais affranchie des cons et de leurs lubies.