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Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite, il m'a fallu des années pour digérer l'idée. Mais, qui fait vraiment attention aux ombres de nos jours ? On ne s'intéresse plus aux êtres depuis des siècles, alors les ombres !
Il faut dire que vivre enterré sous cinquante mètres de roche, sans jamais voir la lumière du jour, depuis vingt générations au moins, ça rend les gens livides, et leurs ombres bien pâles.
Il faut dire aussi que là-haut, depuis le réchauffement climatique on a plus trop envie d'y séjourner. Le noyau de la Terre brûle encore, sa surface est un four où plus rien n'existe, et nous on est au milieu. Ce putain de soleil il grille tout. Faut reconnaître que les anciens, les humains, ils l'ont un peu aidé. Mais sans lui, on serait déjà tous morts, heureusement qu'il nous fournit l'énergie suffisante au jour le jour. Au moins on ne manque pas d'éclairage, des diodes hyperbasse tension qui ne chauffent pas. La chaleur c'est notre ennemi. Elles sont disséminées sur les plafonds des galeries, dans les logements, enfin presque partout.
Je m'appelle Jack, je suis le nettoyeur en chef. Un titre pas très élogieux, mais qui en fait baver plus d'un de jalousie.
Ici, dans le terrarium, c'est ainsi que l'on a surnommé cet endroit, on ne vit plus cent dix ans comme de par le passé. Avec nos conditions actuelles, atteindre cinquante ans serait un miracle. Je vais bientôt en avoir quarante et je suis le plus vieux, mais personne ne le sait, ça ferait du bazar si on l'apprenait. Ma position me permet d'avoir accès aux archives, alors entre deux nettoyages, je passe mon temps à les lire, ça ne m'avance pas à grand-chose au final, sauf peut-être à mieux comprendre pourquoi les ombres.
Le rationnement est notre quotidien, l'eau notre monnaie d'échange. Tout dans notre société se paie en goutte d'eau. Nous sommes environ dix mille âmes, le chiffre est stable depuis presque un demi-siècle. On serait incapable de faire plus, pas assez de nourriture, de place, d'eau.
Chacun de nous naît avec un pactole de cinq mille litres, quand on a tout bu ou dépensé, on doit laisser sa place. Ainsi va la vie ! Désormais, le temps c'est du liquide.
Certains sont parvenus à économiser un peu, ils s'hydrataient moins d'un demi-litre par jour, mais ils n'ont pas dépassé trente-cinq piges.
La nappe phréatique sous nos pieds se tarit, ce n'est pas faute d'y réinjecter le maximum pour la tenir à niveau. Tout ce qui peut ressembler à du H2O est recyclé, de la goutte de sueur, aux excréments en passant par tous les fluides alimentaires, corporels. Il y a encore vingt ans, on récupérait dans une grotte attenante, la condensation de l'humidité, mais désormais, on capte que dalle ! Faut dire qu'un peu partout on frôle les trente degrés ! C'est fou, en deux décennies le thermostat a pris cinq degrés.
Les anciennes données que l'on possède nous indiquent que les premiers survivants sont venus ici parce que c'était une ancienne mine. Les conduits d'aération, même filtrés et refroidis par leur parcours sous terre, réchauffent nos miches d'année en année. Là-haut ça doit cogner dur. On a cessé les expéditions il y a un bail, les dernières parlaient d'un désert sur des milliers de kilomètres carrés. Quand c'est devenu trop chaud pour tenir ne serait-ce qu'une heure, on a envoyé des drones. C'était comme s'ils ne volaient pas : toujours les mêmes images ; une terre aride, sèche et brûlante. Puis un jour, même les machines n'ont pas résisté aux conditions, alors on a tout arrêté.
Comme on ne vit pas vieux, les femmes sont mises à rude épreuve : trois naissances sont exigées avant leurs vingt-deux printemps, chacune d'elle leur donne droit à cinq litres d'eau. Malgré ça, les pauvres ne vivent pas plus vieilles que les hommes. En plus les cinq litres, on les récupère à l'accouchement, ou presque. Une belle arnaque que notre dictature organise avec l'assentiment de tous. Enfin, surtout des hommes.
On a cru un temps que peut-être d'autres terrariums avaient survécu, mais on n'a jamais reçu aucun signal, et les messages radio envoyés sont tous restés sans réponse.
Pour le bien de la communauté, tout le monde travaille, juste quelques heures par semaine. Travailler, c'est beaucoup dire, disons que les gens s'occupent.
Les seuls à être vraiment sur le pied de guerre ; les privilégiés, ce sont les services de sécurité de l'eau. Des hommes sélectionnés sur le volet, tous équipés d'un casque récupérateur d'eau. C'est un système qui permet de condenser la vapeur d'eau évacuée par la respiration. Impossible de s'en procurer un ou d'en acheter un, ils sont réservés uniquement à ces inquisiteurs. Tout leur est permis, fouilles, perquisitions, arrestations, confiscations : il suffit d'un simple doute, et ils rappliquent.
Les gens s'économisent : moins on bouge, moins on sue, moins on mange, et surtout moins on boit. Ils se déplacent peu, marchent d'un pas glissé, ne portent que des pagnes faits d'un tissu qui éponge. L'éponge, rien de mieux pour récupérer le précieux liquide. Certains revendent leur urine contre un peu de plaisir, ou une journée dans le simulateur.
C'est un lieu que j'apprécie, même s'il me coûte la peau des fesses. J'y vais au moins une fois par semaine. Il s'agit du seul endroit réfrigéré accessible pour le peuple. Contre vingt centilitres de liquide, on peut y passer une heure. Un écran concave diffuse des images du temps jadis, on y voit des cascades, des océans, des poissons, des animaux fabuleux qui volent, des enfants qui jouent dans la neige. En plusieurs années, je n'ai pas encore tout vu, mais l'image qui me hante et habite mes rêves est celle d'un bateau en papier qui flotte dans un ruisseau et s'élance vers la mer.
On n'est pas si malheureux dans le fond, on nous fournit la nourriture, la sécurité, l'éducation au sens dogmatique du terme, l'amour de notre dictature, et on nous fait bien comprendre que l'on est sans doute les derniers survivants de l'espèce humaine. Cette espèce hors du commun, dominante parmi les dominants, à l'intelligence hors norme, l'espèce parmi les espèces, et sans doute la dernière de toutes. Alors, on fait bonne figure, on se dit que l'on pourrait être déjà mort, déjà éteint, déjà oublié. Trente années, c'est pas si mal !
Le seul truc que l'on arrive à cultiver, c'est une variété de champignon. Ils ne sont pas très nourrissants, un peu secs, même poussiéreux, mais leurs vertus hallucinogènes sont incroyables. La dictature nous offre plusieurs grammes par semaine, les gens sont heureux, un peu comme si le monde était différent. Moi, j'évite d'en prendre, les descentes sont trop flippantes, alors je les revends sous le manteau, ça fait quelques gouttes.
Mais tout cela ne vous explique pas ma réflexion sur les ombres, car elles sont bien réelles. Plus je vieillis, plus j'observe notre monde de survivants et plus je me dis que c'est nous, les ombres.
Nous ne sommes plus qu'un simulacre d'humanité, prêts juste à survivre, quelles qu'en soient les conditions, et elles me donnent la nausée. Moi-même je ne suis que l'ombre d'une ombre d'un semblant d'ombre.
J'ai le beau rôle de vous raconter tout cela, mais le nettoyeur c'est moi. Mon travail ? C'est le plus dégueulasse de tous, mais il en faut un. Aujourd'hui, plus d'enterrement, plus d'incinération, c'est la centrifugeuse. La seule machine capable de récupérer tous les fluides, mais elle ne donne son meilleur rendement que quand l'être est vivant. N'en ressort plus alors qu'une ombre vide et sèche, l'ombre d'un être qui a refusé un jour de vivre comme un homme.
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Pourquoi on a aimé ?
Du monde dévasté ne reste que cette poignée d'hommes qui survivent plus qu'ils ne vivent… Les codes ont changé, et le lecteur découvre petit à
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