Vendredi
- On n'a pas le droit à la colle là-bas?
- Tu sais bien, ils veulent garder leur revêtement nickel pour les J.O.
- Fait suer !
Soraya et Cloé, assises sur un banc du gymnase, parlaient comme à leur habitude du match du week-end. Même en ce début de saison, il y avait toujours quelque chose à débriefer.
- Elles sont chouettes tes nouvelles chaussures.
- Mon père me les a achetées car j'ai eu 16/20 au bac de français.
- Et tes autres, les roses et bleues?
- Je les ai jetées. Trop démodées...
Rires.
Coup de sifflet.
- On se rapproche les filles s'il vous plaît!
A côté d'Evan, leur coach, se tenait une fille à la peau très noire, vêtue d'un jogging bariolé comme ceux des années 90.
- Je vous présente Aminata. Elle vient du Mali. Elle est arrivée en France cet été. Je compte sur vous pour lui réserver un bon accueil. Elle n'a jamais fait de handball mais m'a dit aimer le sport.
Les filles acquiescèrent par des hochements de tête et des sourires. Soraya était sensible à la cause des migrants. Elle en avait déjà eu dans sa classe, mais là, en tant que capitaine de son équipe, elle décida qu'elle la prendrait sous son aile.
Entraînement classique. Déverrouillage, passe à 10, échauffement de la gardienne et travail de la prise d'intervalles.
A la fin de l'entraînement, pendant que les joueuses rangeaient le matériel, Evan jeta nonchalamment dans la poubelle un ballon dont une face se décollait.
- Je peux le récupérer pour m'entraîner chez ma famille d'accueil, Coach?
- Celui-là est tout abîmé, je vais t'en donner un moins usé.
- Non, ça va, il est parfait.
Et elle partit, fière et souriante avec son ballon amoché sous le bras.
Soraya sentit monter en elle le dégoût pour la fille pourrie gâtée qu'elle était devenue, avec ses chaussures à 150 euros, sa tenue de pro et sa balle d'entraînement dernier cri.
Dimanche
C'était jour de match. Elles affrontaient l'équipe rivale. Soraya ne savait même pas pourquoi il y avait tant d'enjeu quand elles jouaient contre la ville d'à-côté, mais c'était comme ça depuis toujours, lui avait-on dit. Les verts contre les bleus. Elle, elle s'en moquait. Du moment où elle pouvait pratiquer son sport, sa passion, elle était la plus heureuse des adolescentes. Mais aujourd'hui, elle était amère, et elle savait que cela resterait ainsi tant qu'elle ne prendrait pas les choses en main. Il fallait qu'elle agisse.
- Qu'est-ce qui t'arrive ma puce? Tu as l'air déçu? Pourtant vous avez fait une belle partie. 36 à 25, c'est une belle performance. Tu as marqué au moins 10 buts. Et tu as super bien défendu, je trouve.
Sa mère la scrutait avec se regard réconfortant que seules les mamans savent prodiguer.
- Qu'est-ce qui se passe?
Soraya se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Sa mère l'étreignit, sans rien dire, jusqu'à ce que les haut-le-cœur cessent. Elle l'invita à parler par son silence bienveillant. La moue de Soraya vira du chagrin à la détermination.
- Tu sais maman, depuis qu'Aminata, la migrante du Mali, a rejoint l'équipe, je me pose beaucoup de questions. Pourquoi tant de luxe chez nous, et de pauvreté là-bas? Sans parler de la guerre. Et moi qui me plains si je n'ai pas les dernières chaussures à la mode...
- Ne culpabilise pas, Soso, on n'y est pour rien s'il y a la guerre là-bas. En plus, on ne peut pas faire grand-chose...
Soraya s'écarta en gesticulant d'un air théâtral.
- D'accord, on ne peut rien à la guerre, maman! Par contre, on pourrait au moins éviter le gaspillage. Regarde autour de toi ! Toutes ces poubelles qui débordent de verres jetables en carton. Et les bouteilles en plastique sur le banc de touche, elles sont à peine entamées. Sans parler des flyers du match des seniors qui traînent dans les tribunes. Tout ça pour quoi...?
Les prunelles de Soraya flamboyaient sous les néons du gymnase. Sa maman était partagée entre fierté et perplexité.
- Tu vois maman, on marche sur la tête. Toutes ces choses qui passent entre nos mains et qui finissent à la poubelle ou au fond de nos placards. C'est le destin de notre planète que nous avons entre nos mains et il est temps d'agir!
Soraya était fière de sa formule, telle une politicienne lors d'un meeting. Prise dans son élan, elle n'avait pas remarqué qu'une partie de la tribune avait les yeux braqués sur elle, et qu'on l'écoutait. Elle ne se doutait pas non plus que parmi les paires d'oreilles orientées dans sa direction, l'une d'elles n'était pas anodine. Le président de son club de handball avait saisi le message, même s'il ne lui était pas directement adressé. Le destin était en marche.
3 ans plus tard
Soraya avait 20 ans. Elle était maintenant en deuxième année d'études d'assistante sociale. Elle revenait en train chaque vendredi dans son club de cœur. Soraya jouait désormais dans l'équipe seniors féminines. Elle n'était plus demi-centre. Elle était ailière et ça lui convenait pour le moment.
Mais en ce samedi après-midi, ce n'est pas elle qui jouait, c'était son petit frère Djalil. Il avait 12 ans déjà et elle lui avait refilé le virus «Hand» depuis qu'il avait l'âge de tenir un ballon entre les mains. Depuis 2 ans, elle avait rejoint le Bureau du club et avait milité pour la création d'un pôle «solidarités et développement durable». Son président lui avait laissé carte blanche. Elle avait même eu droit à un petit budget.
D'ailleurs, aujourd'hui, elle était responsable de la buvette, et c'est par là que tout avait commencé. Exit les gobelets jetables. Bienvenue aux «éco-cups», ces verres réutilisables à l'infini. Elle avait entendu dans un reportage que ceux-ci était rentables écologiquement au bout de 6 usages. Autant dire qu'avec le nombre de bières consommées chaque week-end de match, le coût serait vite amorti.
Elle s'était ensuite attaquée à la question des bouteilles d'eau. Pourquoi fournir des bouteilles d'eau aux joueurs et joueuses quand il suffisait de leur «offrir» une gourde en métal lors de la prise d'une licence? Et qu'est-ce qui fait plus plaisir à un enfant qu'un objet arborant fièrement le logo de son club fétiche?
Ensuite, était venu le temps de s'attaquer à la résine utilisée pour les ballons. Certes, elle adorait jouer avec de la colle, mais elle connaissait les inconvénients : pollution, dégradation des revêtements, baisse de la durée de vie des ballons... Le club avait donc investi dans des balles dont le grip permettait de jouer sans résine, même avec des tailles 3.
Mais son plus grand combat, celui qui lui tenait le plus à cœur, se cachait au fond de nos armoires. Et pour ce combat, elle était allé jusqu'au bout de ses idées.
A 4500 Km
Un soleil de plomb chauffait la terre rouge du terrain de handball du bidonville de Bamako. Coach Moussa venait d'installer les buts gonflables et les plots pour délimiter l'aire de jeu. Les enfants grouillaient et couraient partout. Ici, au Mali, le football était roi et Moussa avait dû batailler pour convertir les jeunes à la pratique du handball. Le matériel de qualité fourni par l'association «Les mains d'Aminata» avait largement contribué à la réussite de l'entreprise.
Ici, tous les gamins portaient des maillots et des short de marque, vert et noir bien sûr, aux couleurs du club de Soraya. Aminata et Soraya avaient travaillé de concert pour réussir à monter cette association. De son côté, la française avait convaincu les parents de son club et des clubs voisins, même le rival en bleu, de donner les chaussures et tenues des enfants, devenues trop petites. De leur côté, les clubs léguaient matériels et ballons peu utilisés par les pratiquants. Aminata, elle, était maintenant devenue handballeuse professionnelle et internationale. Elle faisait la promotion du handball dans les écoles du Mali, prêtait son image pour des collectes de fond et faisait du lobbying auprès des états pour accorder des subventions.
En France
Sur la façade du gymnase, une fresque géante représentait un enfant noir en maillot vert, sautant en extension, une planète Terre dans la main à la place du ballon. Le sport comme véhicule de l'espoir de toute une génération...