Les lève-tôts

" " Maître? Vous plaisantez? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître." répliqua l'âme déchue."
"Il le faudra pourtant!" se moqua alors l'ange du démon, "Car Il s'avère que je suis le maître de ces lieux que tu auras l'honneur d'habiter pour les très longues années à venir." "
Et l'ange Azraël partit d'un fou rire, s'amusant plus que quiconque de la blague qu'il nous avait raconté avec sa voix tonitruante. Sans doute était-il grisé par le jus sucré des fruits de la vigne sous laquelle nous nous étions réfugiés, car voilà déjà une demi-heure qu'il monologuait bruyamment, passant du coq à l'âne, nous racontant tantôt des blagues assommantes, ou encore rappelant certains souvenirs malencontreux de l'ange Remiel et de l'ange Uriel qui nous tenaient compagnie: Il raconta la chute de la première alors qu'elle avait essayé de chevaucher l'un des majestueux chevaux qui broutaient ça et là sur le plateau à nos pieds. Et au second, il rappela son égarement dans la forêt plus loin qui s'étendait à perte de vue.
Ces derniers n'hésitaient pas à lui reprocher son bavardage incessant. Pour ma part, j'étais encore trop intimidé par la présence de ces resplendissantes créatures divines pour hasarder un commentaire. Je demeurais donc silencieux, et riait jaune au besoin. Par moment, je fermais les yeux et écoutais la mélodie envoûtante des oisillons qui virevoltaient entre les arbres, ainsi que le sifflement du zéphyr qui caressait le feuillage des arbres environnants.
Bercé par ce doux concert, je finis par m'endormir sur le gazon fleuri. Et durant mon sommeil j'eus un rêve curieux.

Dans mon aventure onirique, j'étais promu ange-gardien et fut chargé par l'archange Michel de veiller sur Fontamara, une commune au Sud-Ouest de Port-au-Prince. "Tu y trouveras les habitants qui s'en vont en quête de leur pain quotidien."m'avait-il expliqué. "Garde-les quand ils passeront dans la vallée de la mort!".
Je partis pour le quartier indiqué.
La matinée était claire et fraîche. Le ciel, complètement dégagé, était décoré par une myriade d'étoiles scintillantes qui en égayaient le tapis bleu sombre. L'astre lunaire brillait d'une splendeur limpide. Et telle une immense phare, sa lumière guidait les pas d'un peloton que dévalait déjà le morne de Fontamara 27 Prolongée.
Ils progressaient d'une allure pressée et résolue. Leur pas martelait le sentier battu d'un rythme vif et régulier. Ils semblaient imperturbables, évitant d'un mouvement rapide les masses sombres de détritus rassemblées tout le long de la route. Ils étaient inébranlables, indifférents même à la brise glacée qui faisait trembler jusqu'au feuillage imposant des arbres environnants. J'y reconnaissais des marchands à la forme arrondie de leurs paniers vides sous les bras, des maçons transportaient leur burin tel des javelots, il y avait également des écoliers et du personnel de bureau qui semblaient plier sous le poids de leur cartable très chargé...bref! un échantillon de la plèbe haïtienne qui se préparait à mener son assaut quotidien contre les jougs de la misère.
Leur détermination inspirait mon respect. Franchement! Moi-même j'étais alarmé par les sinistres anecdotes qui, ce matin encore, faisaient la une de leurs journaux- à la radio d'un vieillard assistant au défilé matutinal depuis sa galerie, on pouvait entendre les pleurs d'une mère qui avait perdu sa fillette la veille sous les tirs des gangs assiégeant la commune.
"Les malfrats!" juraient certains.
"La pauvre!" compatissaient les autres.
Et le peloton continuait d'avancer, tout aussi pressé et résolu.

Après une trentaine de minutes de marche, ils arrivèrent à la station de Fontamara 29. Le bleu céruléen du firmament s'égayait déjà par les premiers rayons du soleil levant, quand un bus arriva enfin. Le véhicule oblong fut annoncé par la voix sonore d'un contrôleur.
« Portail ! Portail ! ». s'époumonait-il.
C'était apparemment le signal d'assaut qu'attendait la garnison. Elle se rua pêle-mêle en direction du véhicule, et les plus agiles s'y agrippèrent pendant qu'il roulait encore. Un véritable essaim s'était formé autour de la porte d'entrée, et ils étaient plusieurs dizaines à essayer de s'y faufiler simultanément. Ils se bousculaient, ils se piétinaient, ils s'injuriaient. Pendant ce temps, le contrôleur, fidèle dans son rôle de capitaine, continuait de motiver les ardeurs de la troupe : « Portail !Portail! » criait-il sans arrêt.
Cette lutte fratricide dura une dizaine de minutes, à l'issue de laquelle seuls les cinquante plus téméraires obtinrent une place sur les bancs usés, dont le bois ébréché et pourri menaçaient de s'écrouler sous leur masse. Les autres se contentèrent de l'espace séparant les deux colonnes de sièges.
***
Le trajet Fontamara-Portail ne durait qu'une quinzaine de minutes. Toutefois, il semblait beaucoup plus long à la petite troupe qui craignait de s'y faire attaquer à chaque seconde par des bandits sans foi ni loi, des criminels vicieux qui se prenaient pour les juges irrévocables en mesure de décider de ceux qui vivent ou qui meurent en traversant la route de Martissant.
Les braves gens étaient habités par une inénarrable angoisse. La tension allait crescendo à mesure que le bus progressait sur l‘asphalte abîmé. Si bien qu'à un certain moment l' éclat soudain d'un sachet d'eau leur fit sursauter tous. Leur détermination, tantôt si inspirante, s'estompait petit à petit. Une vieille dame assise au fond du véhicule fut la première à capituler face à cette épreuve mentale.
« Anmweyyy! Je veux descendre! Je veux descendre! » pleurait-elle. Son visage ridé était décomposé par un indescriptible effarement. Elle criait tout en frappant sur l'enveloppe métallique du bus avec ses points fragiles:
« Arrêtez le bus ! - BOW !BOW ! - Je veux descendre! ».
Le bus s'arrêta. Elle descendit. Une dizaine d'autres passagers suivirent son exemple. Le gros de la troupe qui resta tenait bon à l'espoir naïf d'être parmi la minorité qui passaient par la route de Martissant sans grabuges. Ah les naïfs et imprudents qu'ils étaient! Une dame lilliputienne s'était lancée dans une récitation fervente du psaume 23. Sa voisine, une jeune femme gravide, priait elle aussi. Elle mis ses deux mains sur le renflement de son corsage jaune, dans le souci sans doute d'épargner à son embryon la vision de cet alentour sinistre, respirant la désolation avec ces impasses désertes, et toutes ces maisons abandonnées. Les bâtiments semblaient moroses, pesés sans doute par le poids des sombres secrets qu'ils désiraient cacher, mais que leurs murs troués de balles laissaient entrevoir.
Ils avaient à peine dépassé l'église Saint Bernadette à Martissant 23 que des bruits sec commencèrent à retentir, plus assourdissants et plus intimidants que l'éclat du sachet d'eau plus tôt. Tous les passagers se recroquevillèrent tant bien que mal dans leur sièges. Le chauffeur accéléra rageusement, ignorant les nids de poule encombrant l 'asphalte. Les passagers étaient violemment propulsés hors de leur siège, des têtes se heurtèrent au plafond, les fessiers s'écrasaient contre les bancs.
Personne n'avait osé se redresser sur son siège pour le reste du trajet.
Le bilan ne fut dressé qu'une fois le bus arrivé à Portail-Leogane. Plus de peur que de mal, avaient-ils remarqué avec soulagement: à part quelques blessures légères, les balles tirées n'avaient fait aucun mort.
***
A mon réveil, je racontai mon rêve aux anges. Azraël m'expliqua que c'était sans doute les derniers souvenirs de ma vie humaine, puis il se lança dans un développement confus de l'ascension de certains hommes à l'ordre des chérubins après leur décès.