Les larmes de sirènes

Assis sur son rocher, il contemple la baie d'Audierne. Il pense être le seul à percer ses mystères, à véritablement contempler sa beauté. Il voit à peine le couple qui se balade sur la plage au loin. De toute façon, ils marchent trop vite pour voir, pour comprendre. Le ciel est bas, presque menaçant. Il va bientôt pleuvoir. Les deux silhouettes s'enfuiront à toutes jambes, en pestant sûrement contre le mauvais temps. Lui restera. Il veut se confronter aux éléments. C'est comme ça qu'il se sent vivant. Seul, surtout loin de tout.
L'océan s'enlace au ciel. Il suit son rythme imprévisible. Il offre des vagues stupéfiantes aux nuages. A cette époque là, il ne se laisse plus apprivoiser. Il s'est trop offert en été. Alors vagues après vagues il vomit les traces humaines qui le souillent. 
Descendu de son rocher, le garçon décide à son tour de déambuler sur la plage avant que la tempête ne l'oblige à partir. Banal anonyme qu'il est, personne ne fait attention à lui. L'immensité bleue, elle, l'écoute. Souffrante, elle cherche surtout de l'aide et voit dans cette âme perdue, son salut. Alors elle crache à ses pieds son nouveau mal. De petites billes blanches se dispersent sur le sable. D'abord quelques-unes, puis se sont bientôt des milliers qui fuient l'océan enragé. L'anonyme se baisse, observe. Il prend en main ce qu'il espère être un nouveau trésor naturel. En faisant rouler la bille entre ses doigts, il déchante : du plastique. Alors sans réfléchir, il les ramasse, une par une. Très vite ses mains sont remplies du poison blanc. Il regarde le sable puis l'eau qui continue de se décharger. La tâche est immense. Il est seul, les envahisseurs sont des millions. Il cherche une poubelle, fait dix mètres puis se souvient. La mairie a décidé de retirer les poubelles qui débordaient sur les plages il y a de ça plusieurs années. La politique du « chacun est responsable de ses déchets ». A l'époque il avait applaudi cette décision. Aujourd'hui il donnerait n'importe quoi pour trouver un de ces horribles réceptacles et jeter le venin qui lui brule les mains. Pris d'une panique incompréhensible il regrette sa solitude. Il faudrait se résoudre à poser les billes sur le sable, revenir avec du matériel mais il aurait l'impression d'offenser la nature. Elle l'a appelé, il doit l'aider. Alors il scrute les alentours, cherche désespérément une solution. Une ombre se dessine plus loin. Une femme approche sortie de nulle part. Il croit halluciner. Elle désigne les billes : « Vous avez vu ça ? Il faut faire quelque chose. Attendez ! ». Elle dégaine son téléphone. Une main sur la hanche, un peu guindée, il la trouve superficielle. Elle parle fort, monte dans les aigües, s'insurge, impose. En temps normal il aurait sûrement mis une distance bien plus que raisonnable entre eux. Mais là, tout de suite elle est son seul espoir. Alors il se suspend à ses lèvres. Elle raccroche puis ne dit plus rien. Il s'assoit, les fesses sur le sable humide et les mains en offrande, l'air ahuri. Trente minutes plus tard, une dizaine de personnes descendent la dune, sacs poubelles à la main. Ils s'approchent de la dame, l'enserrent chaleureusement. Il y a des jeunes et des beaucoup moins. Ils se tournent vers lui. « Comment tu t'appelles ? » Son prénom, Julien, sort du bout de ses lèvres. Ils lui sourient, lui tapent dans le dos, grognent après la pollution qui leur saute aux yeux. « Larmes de sirènes », c'est ce que disent les journaux. L'image est belle, la réalité moins. Julien pense aux sirènes de son enfance. Leurs larmes sont des perles, pas des billes. Il en est persuadé, ce qu'il tient entre ses mains c'est le sang des navires d'acier que les vagues tentent de couler. Son esprit revient sur la plage et sur ses camarades. Ils sont une trentaine à présent. Finalement la voix suraiguë de cette femme a su rassembler. Tous s'affairent. Ils comprennent l'urgence. Eux aussi dépucent le sable malgré la pluie qui commence à frapper leurs visages. Pourtant tous savent que ça ne suffira pas. Ils ne sont pas assez nombreux, pas assez rapides. Mais Julien a bon espoir. Pour une fois il n'est pas seul et cela lui semble une bénédiction.
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