Les lacets rose fluo

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Lorsqu'elle ouvrait son placard à chaussures, Elisa-Rose avait l'embarras du choix. Escarpins vertigineux, sandales colorées, nu-pieds compensés à lanières bijoux, derbys façon croco, et autres bottines à talons. Elisa-Rose aimait la mode et par-dessus tout les chaussures qui figuraient en haut de ses plaisirs d'acheteuse un rien compulsive. Cet amour des chaussures et plus encore des chaussures à talons lui venait de sa mère, qui, aussi loin qu'elle s'en souvienne, ne portait que des escarpins en toutes circonstances. Il faut dire aussi que notre jeune Elisa-Rose culminait à 156 cm de haut, brushing compris, taille minimaliste qui la prédisposait particulièrement à se grandir, moyennant quelques beaux escarpins escarpés.

Dans sa vie de jeune cadre dynamique, elle était toujours irréprochablement vêtue, travaillant au contact du public sélect et exigeant d'une grande banque d'affaires. Ses tenues plutôt codifiées consistaient en d'impeccables tailleurs, jupes ou pantalons, qui ne souffraient rien d'autres que d'élégantes chaussures à talons hauts, voire très hauts. Elisa-Rose estimait qu'ils affinaient sa silhouette et la plaçaient à une altitude acceptable, faisant ainsi jeu égal avec les autres collaboratrices et assistantes, toutes plus grandes qu'elle.

Mais hélas, talons hauts et folles cambrures étant inversement proportionnels au confort de la marche, Elisa-Rose devait trouver quelques subterfuges pour arriver à tenir le coup durant ses huit heures de travail, altière et souriante, les deux pieds pris dans des étaux. Aussi, pour affronter ses longues journées si joliment haut perchée, Elisa-Rose chaussait tous les matins et tous les soirs, pour partir et revenir du travail, une paire de baskets en toile blanche, qu'elle avait ornée de lacets rose fluo, histoire de donner un peu de peps à ses tenues très classiques. Ainsi parée, la belle pouvait arpenter les rues pavées et les trottoirs glissants, les quais de métro bondés, les couloirs et escaliers interminables pour aller et venir d'un pas vif et léger.

Ce n'était qu'une fois arrivée devant l'immense bâtiment qui abritait les bureaux où elle travaillait qu'elle chaussait ses prodigieux escarpins, beaux, magnifiques, vertigineux mais si blessants à porter qu'on aurait pu croire que la souffrance qu'elle s'infligeait était le prix à payer pour son ascension sociale. Et si Elisa-Rose avait bien réussi et semblait survoler sa carrière, sa vie sentimentale était aussi vide que ses escarpins étaient hauts. Pas le temps de s‘arrêter sur quelqu'un, pas le temps de prendre le temps, tout tournait autour de son travail et, de l'allure de son pas à sa silhouette de femme active, Elisa-Rose avait pour habitude de tout maîtriser. Mais voilà, parfois, une paire de baskets blanches en toile, ornées de lacets rose fluo, peut changer le cours d'une vie.

Comme chaque matin, baskets aux pieds, elle empruntait le même chemin de son appartement à la station de métro. Debout dans la rame bondée qui la conduisait vers son travail, elle ne s'était pas rendue compte que sur ce trajet quotidien, un jeune homme l'avait remarquée et guettait son regard.

Lui, c'est Léon. La première fois qu'il l'avait vue monter dans sa rame de métro, il avait été subjugué par la silhouette fine et élégante d'Elisa-Rose et avait tout de suite été intrigué par ses baskets blanches ornées de lacets rose fluo qui, en plus de marquer furieusement sa rétine, composaient une allure décalée avec les tailleurs stricts de la belle.
Chaque matin, il s'approchait un peu plus d'elle, espérant qu'elle croiserait son regard. Il se disait qu'alors il tenterait un sourire voire un petit mot qu'il avait préparé dans sa tête, en prévision du jour où il oserait enfin l'aborder. Des lacets rose fluo sur des baskets blanches ! Voilà qui lui avait inspiré une chanson, car Léon était musicien et compositeur. Un artiste débutant et prometteur, un peu timide et un peu rêveur, qui espérait que cette si belle et toute petite femme le remarque enfin.

Et puis, un matin, un de ceux où malgré la douceur estivale il tombait une pluie d'orage, il la vit entrer dans sa rame, les baskets blanches détrempées, un de ses lacets roses défait. Léon y vit un signe, comme si le destin lui faisait de l'œil. Se décidant à fendre la foule des voyageurs du métro pour s'approcher d'elle, il la vit s'avancer dans sa direction et se diriger vers les portes de sortie. Au moment où enfin, tout près d'elle, il s'apprêtait à lui signaler son lacet défait, le métro qui entrait en station freina de façon si brusque qu'Elisa-Rose trébucha sur son lacet, bascula en avant et termina dans les bras de Léon. Lorsqu'elle leva ses yeux vers lui, Elisa-Rose sentit ses joues rosir, pas du rose fluo de ses lacets de baskets, mais d'un rose poudré qui lui donna une si bonne mine, que Léon ne put la quitter des yeux.

Bien entendu, ces deux-là se plurent instantanément. Comme quoi, Il n'est pas toujours besoin de culminer haut perchée sur des talons pour donner le vertige... De là à ce qu'une paire de baskets blanches ornées de lacets rose fluo soit un peu pour quelque chose dans cette histoire d'amour, ma foi, il n'y a qu'un pas. Un pas léger chaussé de baskets, aidé d'un peu de pluie d'orage qui, malicieuse, défait les lacets, et d'un bon coup de freins offert par le destin.

Depuis ce jour, dans le placard à chaussures d'Elisa-Rose, sa paire de baskets blanches ornées de lacets rose fluo tient une place d'honneur, juste à côté d'une autre paire de baskets blanches, en pointure 43, ornée de lacets... noirs.

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