Une semaine que je refais le même trajet dans ma tête, de jour, de nuit, parfois même jusque dans mes rêves. Une semaine que je me réveille en sursaut, excité à l’approche de l’échéance du challenge que nous nous sommes lancé il y a quelques mois déjà, pour que la vallée continue à vivre. Une semaine que je visualise les lacets qui serpentent à travers la montagne. Cette montagne qui fait partie de mon ADN, qui est mon oxygène et que je n’envisagerais de quitter pour rien au monde. Pour aller où ? Mon activité est ici, ma famille, mes amis. Ma vie, en somme. Alors aujourd’hui, l’enjeu est de taille. La plupart des villages alentour ont été désertés par des habitants qui ont préféré fuir ces lieux hostiles qu’ils n’ont pas su dompter. Seul le nôtre a été épargné jusqu’ici grâce à la pugnacité de quelques réfractaires comme moi et certains de mes potes, décidés à ne pas capituler. Jusqu’à quand ? Une semaine que je visualise le même trajet, un trajet de 20 kilomètres environ pour atteindre la ligne d’arrivée, espérer atteindre le Saint Graal. Accélérer, décélérer, ralentir, serrer à gauche, à droite, prendre plus large. Je les connais par cœur ces putains de lacets, je ne peux pas me planter, non je ne peux pas, sauf bien sûr si un impondérable surgit en plein parcours. Ça y est, nous y sommes. C’est le grand jour. Il va falloir que je sois prudent, car le temps change vite par ici. La température a terriblement chuté dans la nuit, et ils annoncent de faibles chutes de neige pour la journée. Pour l’instant, le temps est encore dégagé mais les premiers nuages s’amoncellent déjà à l’horizon. Je suis prêt, j’ai tout vérifié avant de partir. Ma femme vient de me rejoindre dans la voiture, juste avant le coup d’envoi. C’est elle qui va être ma copilote, elle qui va me guider dans la descente. Nous serons plus forts à deux. Pourvu que j’assure, pourvu qu’elle soit fière de moi à l’arrivée. Je suis bien décidé à mettre toutes les chances de mon côté, à tenter tout mon possible pour faire honneur à celles et ceux qui ont tout misé sur nous. Voilà, c’est parti, nous échangeons un regard complice et prenons une grande respiration de concert, avant d’embrayer et d’appuyer sur l’accélérateur en même temps que les premiers flocons commencent à voltiger dans le ciel. Pas de crainte à avoir, nous serons arrivés avant que la route ne soit rendue trop glissante, j’en suis persuadé. Et quand bien même, ça ne me fait pas peur. J’ai l’habitude de conduire par tous les temps, j’ai fait la route tellement souvent que je sais comment appréhender le moindre virage. La concentration est à son maximum et nous empêche d’échanger la moindre parole. J’ai les mains cramponnées au volant, nos respirations ne font plus qu’une. La route défile presque en accéléré sous nos inspirations et expirations communes. Les kilomètres s’avalent comme je l’avais prévu, sans embûche ou presque. J’hésite un instant à ralentir, à me garer sur le bas-côté, quelques minutes, le temps que ma femme puisse prendre un bol d’air, car je sens bien que rien ne va plus depuis les deux derniers virages. J’hésite un instant, quand elle me hurle dessus et m’exhorte à continuer, m’assurant que nous allons gagner, que nous allons y arriver. Je décide finalement de l’écouter et j’accélère de nouveau pour rattraper mon retard. Comme elle a eu raison de m’encourager à continuer. Grâce à nous, grâce aux efforts communs en matière de natalité, Hugo est déjà le troisième bébé né durant ces derniers mois à la maternité de Saint-Vincent. C’était une des conditions pour qu’elle puisse continuer à rester ouverte et nous permettre par la même occasion de ne pas voir mourir notre si beau village. Jusqu’à quand ?