Les jolies poupées

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.
Soixante secondes de torture au milieu d'un amas de froufrous et de paillettes.
Assise sur les escaliers en marbre du Grand Palais parmi une foule de jeunes filles en robes de bal, Liz a la boule au ventre et une forte nausée. Sa robe nacrée glisse sur les marches telle une flaque d'eau, et brille de mille feux sous la lumière chaude des lampadaires. Elle renforce aussi la pâleur de sa peau boudinée, et la noirceur de sa longue chevelure dont les boucles ont été minutieusement travaillées.
D'ici quelques instants, les immenses portes en bois s'ouvriront, les accueillant dans une magnifique et luxueuse salle de bal. Mais en attendant, la jeune femme entend les autres se moquer d'elle. Liz a toujours été grosse, et ce sans fast-food. Il y a selon ses médecins une origine possiblement génétique, ce qui la rend inapte à l'adaptation réglementaire aux normes sanitaires.
Qu'importe. Excepté sa famille, tout le monde l'exècre. La jalousie de ne pas avoir à souffrir pour correspondre à ce qu'ils veulent, sans doute.
Mais les rires et les regards mesquins des uns et des autres la détruisent perpétuellement. Elle n'a qu'une seule envie : s'enfuir loin d'elles et pleurer de tout son soûl.

Mais en attendant l'ouverture des portes, il faut garder la tête haute.
Ce soir, c'est le Grand Soir.
Cette occasion si importante pour les Parisiens, et pour tous les Français à l'échelle nationale, consistait en la création des Nouvelles Unions de la Patrie.
Depuis 2057, cette mesure permet officiellement aux jeunes gens d'éviter les déceptions amoureuses en rencontrant celui ou celle qui leur était assimilé depuis la naissance dans le courant de leur vingt-et-unième année. L'homosexualité ? Interdite. Cela mènerait à une rupture de l'équilibre si fragile entre les deux sexes, et à la destruction de la Civilisation Républicaine !
La gorge serrée, elle retient difficilement ses sanglots. Il s'agit d'un abattoir de luxe. On n'y tue pas les femmes physiquement. Pire encore, elles y sont phagocytées par les hommes, deviennent par annexion Mesdames. Sur les tombes, ce sera la seule et unique mention de leur existence.
Et surtout, on lui refusait de vivre comme elle l'entendait. Après une licence imposée en arts domestiques, son dessin est déjà tout tracé : femme au foyer. Tout cela à cause de son phénotype !
Et pour en sortir, elle n'a pas d'autre choix que de tomber sur la bonne personne. Une au minimum conciliante, dans l'idéal. Suffisamment ouverte pour lui autoriser la prise de la pilule contraceptive et l'obtention d'un compte bancaire personnel.
En clair, pas le droit à l'erreur.
Elisabeth Handler en est parfaitement consciente.
Soudain, les cloches sonnent.
La minute est écoulée.
Désormais, elle doit se forger une place parmi ces requins.
A contrecœur, Liz pénètre dans l'antre illuminé, faisant résonner ses talons tout autour d'elle.
Les jeunes gens ne sont pas encore présents, sûrement en train de se préparer. Peut-être que lui aussi devait être nerveux. Même si lui, au moins, connaît déjà son identité et la couleur de sa robe, dictée par l'ASA (Administration Spécialisée des Appariements).
Enfin à l'intérieur, Liz regarde tout autour d'elle, ses grands yeux noirs écarquillés face à temps de beauté. Tout est parfait. La verrerie donne une majestueuse vue sur le ciel de Paris qui s'est paré d'un superbe manteau d'étoiles pour l'occasion. Son cœur bat la chamade.
"Mesdames, nous vous invitons à vous placer par ordre alphabétique pour la cérémonie de l'Appariement."
Placée sous le regard méprisant de centaines de personnes, l'angoisse fait aussitôt éruption en elle.
Ça y est, le grand moment arrive.
Quand elle était toute petite, Liz avait tant rêvé du moment où elle rencontrerait son prince avec qui elle vivrait des jours heureux.
A présent, elle ne refuserait pas de mettre le temps en pause pour reprendre son souffle.
La désagréable sensation de nausée se pointe à nouveau, tandis que le silence règne dans les rangs.
Même les mouches respectent ce silence solennel, marqueur d'un bouleversement majeur dans la vie de ces jeunes femmes...
Sans prévenir, un orchestre se lance dans l'interprétation de l'Adagio en Ré mineur.
Et aussitôt, le premier jeune homme est annoncé.
Il s'avance d'un pas lent et l'air serein, se place ensuite devant celle qui lui est désignée. Tous essayent de les observer discrètement sans se faire remarquer. Ils échangent quelques paroles avant de s'éloigner bras dessus-bras dessous.
En les regardant au loin, Liz doute. Seront-ils vraiment heureux ? Ou essaieront-ils de dissimuler leurs conflits en faisant chambre à part et en se trompant mutuellement ?
Est-ce qu'il saura l'apprécier avec toutes ses rondeurs ?
Les mains tremblantes, elle balaya cette pensée de son esprit.
L'âme est ce qui a de plus important.
Au fur et à mesure que la mélodie se poursuit, chacun rencontre sa chacune.
Et plus le temps passe, plus elle s'impatiente.
Pour cacher sa fébrilité, elle vérifie d'un coup d'œil la bonne position de son bustier, la propreté de ses souliers, et place une mèche qui l'embête derrière son oreille.
Lorsqu'elle lève les yeux, elle ne s'attend pas à ce qu'un regard aigue-marine plonge dans le sien.
Il lui sourit timidement, révélant des petites fossettes près des commissures de ses lèvres.
Il est plutôt svelte, mais surtout très grand pour elle. A tel point que, du haut de son 1mètre 60, elle lui arrive tout juste aux épaules. Et ce avec des talons aiguilles.
Son costume bleu et blanc met en valeur la douceur de son visage, tandis que ses cheveux bruns coupés en brosse et sa mâchoire carrée lui donnent un physique de star de cinéma.
Surprise, son souffle se coupe et son corps se raidit.
Bon sang. Le voilà. C'est lui.
Il est vraiment beau garçon.
Des chuchotements résonnèrent comme un amas de moustiques en plein été. Toutes paraissent aussi choquées qu'elle.
"Elisabeth Handler ?"
Sa voix grave la ramène à la réalité, tandis que quelques pouffements de rire se font entendre, embarrassant la jeune femme. Tout le monde la trouve sûrement ridicule, lui le premier.
"Je préfère Liz. Vous êtes ?"
Son ton était bien plus sec qu'elle ne l'aurait voulu. Elle le regrette instantanément.
"Félix Paquin, enchanté. J'espère de tout coeur que nous nous entendrons bien."
En disant ces mots, il lui tend son coude.
- De même."
Elle glisse lentement son bras dans l'espace disponible, avant qu'ils ne s'éloignent peu à peu de celles qui attendaient toujours leur prince. Elle va enfin pouvoir se nourrir. Liz n'a rien mangé depuis ce matin à cause de ses angoisses, et elle meurt de faim.
"Vraiment ?"
En entendant son cavalier lui répondre, elle frissonne. A-t-elle parlé tout fort ?
"Oui, vous marmonnez."
Oh la honte la honte la honte.
Un léger rire attire son regard. Il paraît amusé, mais pas du tout moqueur.
"Ne vous en faîtes pas, j'ai une faim de loup, moi aussi. Voire celle d'un ogre. J'espère qu'il y aura plus que des boissons protéinées."
Sceptique, elle relève ses sourcils.
"J'estime que pour une telle occasion, il faut mettre les petits plats dans les grands. Pas vous ?
- En partant du principe qu'il y a quelque chose à manger."
A cet instant, Félix laisse échapper un rire chaleureux, attirant les regards. Lors des cérémonies de leurs 20 ans, il n'y avait rien d'autre que ces fameuses mixtures à cause des restrictions économiques alors en place. En le voyant ainsi, Liz sourit.
Peut-être que la soirée ne sera pas aussi morose qu'elle ne l'a imaginée...
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