Les joies fugaces d’un bain debout

Voilà qu’on me tire à nouveau de la torpeur de l’été... Adieu les siestes sous un soleil de plomb ! Place à la pluie et au froid mordant !

Encore toute engourdie de mon long repos, j’ai la nausée d’être saisie aussi vite. Vous apprendrez qu’il faut attraper les chaussures avec délicatesse... Surtout lorsqu’elles ont été délaissées depuis des mois sur une étagère du garage ! Bien que la compagnie de quelques litres des Coteaux du Layon rescapés puissent attendrir leur caractère, cela ne les empêche pas de voir rouge...

Vlan ! Tout disparaît. Enfin presque... Il n’y a plus de lumière dans ce sac de sport noir, mais des odeurs de renfermé, ça oui ! Vivement que j’en sorte ! Mille questions me viennent, et je ne peux résoudre l’intrigue : où vais-je ?

 

Enfin ! De l’air frais ! Comme il sent bon la terre humide ! Là, je me sens chez moi. Un jeune sportif s’occupe de moi, assis dans l’herbe mouillée. Il me visse des pointes sous la semelle, mais c’est étrange, il a l’air concentré et inquiet à la fois. Je me demande pourquoi...

Houlà ! Doucement ! Hé ! Que vient faire cette vieille chaussette puante dans mon bel intérieur ?! Je parviens à surmonter la dégradation de cette intrusion, car je sais ce qui m’attend. Ce n’est pas la première fois qu’on me fait un coup pareil ! Généralement, les événements prennent ensuite une agréable tournure...

De l’herbe ! Génial ! J’adore sentir les petits brins me chatouiller la semelle ! C’est une sensation que rien ne peut égaler... Je frissonne longuement, saisie à la fois par la fraîcheur humide et par la caresse du sol. Je sais qu’après avoir foulé ce doux tapis, un bon petit bain de boue m’attend !

Habituellement, c’est là que mon hôte commence à grimacer ; je n’ai jamais compris pourquoi... Peut-être est-ce sa manière de montrer son contentement ?

 

Tout s’arrête. Comme sur une photographie, la scène est figée. Puis, j’entends un homme dire « A vos marques ! », et c’est la bagarre ! On se grimpe les unes sur les autres ; c’est la guerre à celle qui sera le plus près de la ligne dessinée au sol.

 

« Pan ! »

Je suis précipitée vers l’avant comme si on m’avait vulgairement jetée... La chute est extrêmement rapide ! A peine ai-je mordu le sol meuble avec mes pointes brillantes, que je me trouve à nouveau dans les airs ! C’est parti !

C’est la bousculade ! On cherche le parcours le plus direct possible jusqu’au prochain virage, et ce dernier arrive très vite ! C’est une épingle à cheveux... Emportées par la vitesse, nous nous retrouvons comme au départ, presque les unes sur les autres !

J’étouffe ! A ma droite, on chahute gentiment, presque à l’arrêt, tellement nous sommes serrées à la corde. L’autre côté me donne des vertiges ! L’inertie porte certaines de mes voisines à l’extrémité du circuit, transformée à l’occasion en autoroute. Personne ne prend l’extérieur normalement, alors la voie est libre ! Moi, au milieu de tout cela, je reste presque sur place avant de repartir dans une nouvelle ligne droite, qui met déjà une vaste distance entre nous toutes.

Je ne prends pas le temps d’apprécier la vue qui se dégage, laissant apparaître un étonnant four à chaux ! Avec son apparence massive, on pourrait imaginer une tour de défense d’un fort du Moyen-Âge... Ici pourtant, on s’attendrait plutôt à croiser des châteaux de la Renaissance ! Leurs planchers vernis m’ont toujours fait rêver, mais jamais l’on ne m’a laissé entrer... A chaque fois, dès que je dépasse le seuil d’une simple maison, on me foudroie du regard ! Je n’ose pas imaginer les réactions à mon intrusion en ces lieux sacrés...

Je me dirige à nouveau vers les hauteurs, avec dans ma ligne de mire les fameux moulins d’Ardenay.

 

Aujourd’hui c’est la course ! L’année dernière, j’avais le temps d’échanger quelques mots avec mes voisines, mais là ça va bien trop vite... J’observe attentivement les expressions qui m’entourent, toujours prête à encourager une copine en difficulté. Pour le premier cross-country de la saison, je nage dans l’euphorie générale !

Certaines chaussures arborent des peintures de guerre, prêtes à en découdre. D’autres viennent avec le cœur léger, portées par l’aventure d’une course en pleine nature.

Les kilomètres défilent. Les paysages également. Tout s’enchaîne de manière saccadée : depuis les abords du Layon, on se faufile dans les bois pentus pour accéder aux vastes domaines viticoles. Le tableau ligérien se transforme progressivement, mettant au premier plan tantôt l’ombre d’un manoir ou d’un four à chaux, tantôt un moulin, perché sur les collines.

Je sens que mon jeune poulain peine à maintenir le rythme... Ses appuis se font de plus en plus lourds, et j’essaie de le renvoyer le plus loin possible tant bien que mal.

 

Aïe ! Le sol meuble fait soudainement place à du bitume et les pointes crissent à chaque impact. Heureusement, cette souffrance est passagère : ce n’est qu’une route à traverser...

Nous arrivons en petits groupes dans une partie boisée. Les racines émergentes se font sentir comme de minuscules cailloux cachés dans une fondue de poireau... C’est un délice, puis tout à coup les dents grincent atrocement et le plat prend une toute autre saveur, avec son côté croustillant, indésirable. Là, c’est exactement pareil : on voudrait profiter du paysage, mais le sol se dérobe en tordant quelques chevilles au passage.

Enfin ! Je devine le bain de boue tant espéré un peu plus loin, d’après les bruits de succion propres à ces flaques. Peut-être vous êtes-vous déjà demandé si votre chaussure allait se faire aspirer par la terre liquide ? Si vous désirez savoir à quoi est dû cet effet de ventouse, peut-être qu’il n’est pas nécessaire de se pencher du côté de la physique... Et si vous demandiez simplement à votre soulier ? S’il est comme moi et de nombreux autres, il vous répondra probablement que s’il le pouvait, il resterait indéfiniment dans ce bain douillet.

Je frôle avec tristesse ce pourquoi je me réjouissais d’avance. Un gué a été tracé au travers de la portion boueuse... C’est dommage ! Mon hôte a visé juste à côté ! Il n’est vraiment pas doué... Je me serais bien arrêtée pour me faire une couleur ou un soin !

J’accepte de continuer la course sans rechigner, me satisfaisant de l’opportunité exceptionnelle qu’est ce retour aux sources – et à la terre ! Bien que nous ayons raté le meilleur, c’est toujours mieux que de prendre la poussière sur une étagère ! Et encore davantage que de rester enfermée dans un sac à l’odeur pestilentielle !

Je longe alors les vignes, sur les traces des puissants tracteurs, crevant le sol d’un large sillon. Une nuée d’étourneaux s’envole brusquement, surpris par tant de remue-ménage. En cette fin d’automne, ils sont à l’affut des dernières graines de raisin... La vigne effeuillée laisse sans défense les maigres grappes ayant survécu aux vendanges. Dans un bruissement d’aile elle se fait détrousser. Le chapardeur disparaît, emportant les précieux fruits dans son gosier sucré.

 

J’ai la nausée. Je tourne et vire sans cesse. Le sentier en lacets n’en finit plus ! Lorsqu’il me mène à la lisière des sous-bois, j’aperçois un bec de huppe gigantesque par-delà les buissons ! Quelques secondes plus tard, de retour sur le point de vue, je découvre de grandes ailes blanches ! Elles tournent lentement, avant de disparaitre de mon champ de vision.

Les revoilà ! Elles sont reliées à un étrange massif empierré, chapeauté d’une toiture d’ardoise. C’est le moulin, avec son clapet métallique ; une bien jolie gouttière pour ce drôle d’oiseau !

Quelques trois cent mètres plus loin, après avoir survolé un morceau de plastique, on s’arrête brusquement, à bout de souffle. Tout comme mes voisines, je cherche à comprendre pourquoi l’aventure prend fin.

 

C’est alors que le calvaire que j’avais appris à supporter s’arrête enfin ! L’immonde chaussette se retire, laissant le vent frais s’engouffrer à sa place. Sans même avoir le temps de m’inquiéter des rhumes, me voilà à nouveau séquestrée dans mon obscure prison de toile. Il semblerait que l’heure du retour au garage ait sonné...