Les Gardiens du Désert

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. C’est difficile à dire. Mon corps est engourdi. Je sens le sable sous ma joue, dans ma bouche aussi je crois. Ou peut-être sont-ce juste mes dents. C’est sec, ma langue est pâteuse, presque rigide, alors je ne suis pas sûre. Ma hanche et mon épaule sont enfoncées dans le sable, je n’ai pas la force qu’il faudrait pour les déloger de là.

La peau me brûle, aussi. Le sable et le soleil me grillent. Ou bien est-ce le froid ? La nuit glaciale ? Je ne vois rien, comment le savoir. Ce pourrait aussi bien être les deux. Tout est trompeur. Impossible de dire depuis combien de temps je suis là, écroulée ici, ni depuis combien de temps je marche dans l’infini Désert des Gardiens. Je suis fatiguée.

Quelle folie de traverser ce désert à pied, je le savais bien. Rien ne peut parcourir ces terres et en ressortir. J’ai pourtant essayé. La chaleur, le froid, la soif, la faim, la désorientation, la détresse. Ce n’était que des mots. Ils sont maintenant ma réalité.

Pourtant, le pire, c’est ce noir total, ce noir absolu qui m’enveloppe tout entière. Je ne vois rien. J’ai peur. Vais-je rester ainsi ? Finir ma vie dans ces ténèbres, sans la moindre couleur, ni douceur ? Moi qui me suis lancée à la recherche de mon bonheur, me voilà bien servie.

Darah est partie. Je la vois encore, son baluchon sur l’épaule, l’air rude et déterminé, me proposer de la suivre.

« — Le monde est bien plus vaste que ce royaume miteux, na ! Je ne supporte plus cette misère : risquer ma vie à chaque coin de rue, devoir me battre tous les jours pour ne manger parfois qu’une fois par semaine, voir les corps malades et meurtris entassés devant ces taudis ! Viens avec moi, après le Désert des Gardiens on trouvera une terre plus confortable, faite de couleurs et non de boue et de sang. On pourra enfin vraiment vivre !

— Traverser le désert ? Tu t’entends ? C’est du délire !

— Peut-être. Mais je vais tenter ma chance. Je ne peux pas continuer de vivre ici.

— Il n’y a rien de l’autre côté du désert. Darah, je t’en prie.

— Si, il y a quelque chose ! Les Textes le disent, une terre de liberté, d’égalité, de richesse, d’espoir !

— Bon sang, les Textes ont cinq mille ans ! Depuis cette époque les Gardiens se sont installés, le désert s’est étendu, la frontière est devenue infranchissable. Et qui sait si la terre de l’autre côté existe encore, telle qu’elle est décrite dans les Textes !

— Peu importe, quelque chose doit changer.

— Non, non, non, Darah. Reste avec moi... Pitié ! »

Je vois encore le vert de ses yeux, d’ordinaire si doux pour moi, qui cette fois brûlait de colère. Elle m’a tourné le dos, et j’ai vu, impuissante, le brun cuivré de ses cheveux, le mat rosé de sa peau si riche en nuances, ce corps si vivant animé par son esprit combatif et optimiste, mon seul bonheur, disparaître. Je l’ai laissée partir. Je l’ai abandonnée. Ma culpabilité me le fait payer.

Alors, après des mois dans un monde sombre, sans joie, sans envie, après des mois d’intolérable vide infini, je me suis résolue à la suivre. Je ne vivais plus que pour la retrouver, l’enlacer, et peut-être construire une vie sur cette terre légendaire qui la faisait tant rêver. Ma sacoche sur l’épaule, j’ai quitté sans regret la ville abjecte et nauséabonde où j’avais toujours vécu, laissant derrière moi les bâtisses crasseuses rongées par la pourriture, les rues gorgées de voleurs, de violeurs et d’assassins, pour retrouver l’envie d’exister.

J’ai parcouru une longue distance avant d’apercevoir le désert. Jaune, et bleu. À perte de vue. La vivacité de ces nouvelles couleurs m’a revigorée. J’étais fatiguée avant même d’atteindre le désert, mais je me sentais brusquement fortifiée. Le rêve de Darah qui avait fini par devenir le mien semblait être à portée de main ! L’aventure me donnait une nouvelle énergie. À ce moment-là, j’avais oublié les dangers, ceux contre lesquels j’avais moi-même mis en garde Darah, et je comprenais pourquoi elle était partie, pourquoi je n’avais pas pu la retenir. Rien n’aurait pu m’arrêter.

Quelle ironie. J’ai marché plusieurs jours avant de comprendre mon erreur. Je ne savais pas m’orienter. Je n’avais pas assez de provisions. Je manquais d’endurance. Je me suis écroulée de nombreuses fois, je me suis toujours relevée. Mais pas cette fois.

Je n’y arrive plus. Ma tête tourne. Je ne sais plus où est le haut, où est le bas. Je ne verrai plus jamais Darah. Peut-être est-elle encore là, à quelques mètres, elle aussi tombée dans ce sol meuble et traitre. Peut-être est-elle morte, son corps déjà recouvert par le sable, disparu pour toujours. Ou bien peut-être a-t-elle vraiment pu traverser ce désert, trouver cette terre, l’égalité, la richesse. Je l’espère. Mon seul réconfort est que personne ne trouvera jamais mon corps, personne ne sera en mesure de lui annoncer mon échec, ma mort. Je voudrais qu’elle pense que je vis encore, que j’ai toujours la liberté du choix.

Je suis fatiguée. C’est dommage. Je crois que je perds connaissance.

Un léger bruit, lointain, vient titiller mon oreille. Du vent ? Vais-je pouvoir le sentir ? J’aimerais qu’il vienne jusqu’à moi et soulève mes cheveux comme il le faisait dans la ville. Darah adorait me voir décoiffée par les courants d’air. Je ne sais pas si je souris, mais ce souvenir m’en donne envie. Notre vie n’était pas parfaite, mais sa présence jetait un voile de couleurs et de lumière sur les imperfections et douleurs de chaque jour. J’aurais aimé réussir à embellir et adoucir son existence comme elle embellissait et adoucissait la mienne. Si j’avais été plus solide, plus lumineuse, plus vivante nous n’aurions pas eu besoin de traverser ce maudit désert.

Le vent se rapproche. Il paraît puissant, je crois que le sable s’agite, s’envole et s’engouffre dans ma gorge. Mon corps tousse. Il me semble, ou bien je m’imagine, que mes cheveux dansent au-dessus de ma tête. C’est agréable.

Puis un poids tombe lourdement sur le sol, la terre tremble, le vent cesse, le silence revient pour un instant. J’entends une respiration. Serait-ce un Gardien ? Qui est là ? Je ne vois rien, je ne peux pas parler, mon corps ne m’obéit pas. Que vais-je subir ? Ai-je peur ? Je ne sais pas. Je ne ressens rien.

Un corps imposant se déplace autour de moi. Je perçois sa masse qui se meut, s’approche, m’observe. Est-ce fini ? Mon cœur s’arrête. Quelque chose touche mon dos, et soudain, je renais. Les sensations me reviennent doucement, mes membres sont envahis de picotements de plus en plus forts, mon cœur et mon sang repartent et s’accélèrent, ma peau s’étire, s’épaissit, se durcit, mes os se déforment, grandissent et se multiplient. Que m’arrive-t-il ? Étrangement je n’ai pas peur, j’ai confiance. Cet autre être me veut du bien. Alors j’attends, je laisse cette étonnante transformation se faire.

Peu à peu je grandis, j’entends mieux, je ressens mieux, ma langue peut à nouveau bouger dans ma bouche et parcourir mes dents qui sont maintenant plus aiguisées. Je ne vois pas encore, mais je sais que cela viendra. Je reste calme et je tente de comprendre ce nouveau corps.

Des cornes poussent sur mon crâne, mon cou s’allonge, une lourde queue me pousse en bas du dos, d’imposantes ailes sortent de mes épaules et je sais que c’est terminé. La transformation est faite.

Enfin, je vois. Je vois tout. Je vois le bleu du ciel, l’argent des nuages, le jaune du sable, le brun de ses dunes, le doré de leurs reflets ! Magnifique. Je me retourne pour faire face à cet autre être qui n’a cessé de m’observer, et je comprends que j’ai réussi. Les splendides écailles violettes, bleues, rouges, brunes, rosées, dorées, orangées, m’éblouissent, me réjouissent. Mais le plus ravissant, ce sont ces deux yeux verts, perles d’émeraudes emplies de douceur, qui me dévisagent avec bonheur.

Mon cœur explose. Il n’y avait pas besoin de traverser le désert pour passer de l’autre côté. Nous sommes de l’autre côté. Ensemble, pour l’éternité.

Darah, je ne t’abandonnerai plus jamais.