Les friches

C'est par amitié et dans un sursaut de sociabilité, que j'ai en ce jour qui devait changer ma vie, réussi à me traîner hors de mon appartement.
Insidieusement, je m'étais au fil du temps repliée sur moi-même, gagnée par une lassitude extrême, assaillie de toutes parts par l'écoanxiété ambiante. Je vivais dans une petite ville anciennement minière, qui avait peu à peu négligé sa ruralité, et dont les industries avaient disparu une à une. Les commerces avaient presque tous fermé, vaincus par le supermarché et le fast-food flambant neuf, qui constituaient aussi la principale source d'emploi du coin.
 
Mon vieil ami Michel m'avait invitée à venir voir l'expo du club photo dont il faisait partie. Je le lui avais promis.
Ce n'est qu'en fin d'après-midi, que je me suis souvenue avec honte et effroi que c'était le dernier jour. Il n'était pas question que je manque à ma promesse, il ne me restait qu'une petite heure avant la fermeture de la salle.
 
Lorsque j'arrivai, je l'aperçus qui discutait avec d'autres exposants. Je préparai je ne sais quelle excuse justifiant cette visite in extremis, mais je n'eus pas à m'en servir car ils m'accueillirent gentiment et m'emmenèrent aussitôt faire le tour des œuvres.
 
Je tombai en arrêt devant l'une d'elles. La photo était toute simple. On y voyait un morceau de table carrelée, des miettes de gâteau, le bout d'une cuiller et quelques taches de café. Et sur la table, des mains de femme. On aurait dit en tous points celles de ma grand-mère avec cette manière de poser le bout des doigts pour une courte pause, des mains au repos, mais comme sur le qui-vive, prêtes à tout moment à reprendre leur ouvrage.
Je fus prise d'une émotion intense à l'évocation de ma grand-mère, cette infatigable travailleuse, pleine de ressources, qui appliquait au quotidien, comme une évidence, tous les conseils qu'on semble redécouvrir aujourd'hui : économiser l'eau, éteindre la lumière en sortant d'une pièce, ne pas gaspiller la nourriture, cuisiner les restes, ne rien jeter.
Je pensai à elle avec tendresse, me souvenant combien ses habitudes nous semblaient d'un autre âge, pauvres inconscients que nous étions.
Ces mains, ces mains, c'étaient les mêmes ! Je ne pouvais en détacher le regard. Je savais bien que ce ne n'était pas les siennes, mais un irrépressible besoin de le vérifier prit possession de moi.
Michel me regardait, amusé :
— Si elle te plaît tant que ça, cette photo, je te l'offre.
— C'est toi qui l'as prise ?
— Oui.
— Tu connais cette femme ?
— Pas plus que ça. Je la vois chaque fois que je m'arrête boire un café le matin avant d'aller travailler. Elle semble passer ses journées dans ce bistrot. C'est là que j'ai pris la photo.
Je le remerciai, fis une fois de plus le tour de l'expo, puis je quittai la salle, la photo serrée contre moi et une idée fixe en prime : Rencontrer cette femme.
Je voyais bien où était le café mentionné par mon ami et je décidai d'y aller dès le lendemain.
 
La vieille femme, que très vite je repérai en entrant, n'avait rien à voir avec ma grand-mère. Elle semblait fatiguée et désœuvrée et avait le regard perdu dans le vide.
Je ressentis une immense déception. Et à quoi je m'étais attendue ? À trouver ma grand-mère ? Je sentais ma raison défaillir et les larmes me monter aux yeux. J'étais ridicule. Je devenais dingue. Et si je n'y prenais pas garde, dans quelques années je finirais exactement comme elle. Je sortis précipitamment de l'établissement et rentrai à la hâte me réfugier chez moi.
 
Mais le lendemain, j'étais de nouveau là. Une force invisible me poussait à m'approcher. Avec une audace dont je ne me croyais pas capable, je lui demandai si je pouvais m'assoir à sa table et lui offrir quelque chose à boire. Elle leva le regard vers moi, esquissa un sourire et hocha la tête.
Je sortis la photo de mon sac et la lui montrai. Je lui racontai les circonstances qui m'avaient menée jusqu'à elle, lui parlant de mon ami, de ma grand-mère. Elle regarda ses mains avec amusement. Très vite, la conversation s'installa. Elle me dit qu'elle s'appelait Jeanne. Les souvenirs, les siens, les miens, s'entrecroisaient et s'enchaînaient avec fluidité.
L'après-midi passa ainsi, nous étions bien, au chaud, dans ce café. Puis elle se leva en me disant qu'elle en avait pour une petite trotte à pied et qu'elle voulait rentrer avant la nuit. Je proposai alors de la raccompagner. Elle accepta.
 
J'arrêtai la voiture devant une ferme délabrée. Des champs s'étendaient de part et d'autre, complètement à l'abandon. Elle descendit de voiture, me fit un petit signe et se dirigea vers sa maison. Mon cœur se serra à l'idée de la laisser là, seule au milieu de tant de désolation.
 
Je ne dormis pas de la nuit. Une idée lancinante me trottait dans la tête. Je devais agir. Je pensai soudain à Rosine, ma nièce, que je négligeais depuis trop longtemps. Je me souvenais vaguement de son amour de la terre et d'un projet de maraîchage qu'elle avait eu à un moment.
Le lendemain après-midi je retournai voir Jeanne. Elle m'accueillit comme si ma venue avait été évidente.
 
Je lui dis : "Jeanne, j'ai besoin de votre aide." Et je lui exposai tout ce qui s'était imposé à moi pendant la nuit : ses terres à faire revivre, le rêve de maraîchage de Rosine, tous les désœuvrés de la ville. Qu'en pensez-vous ? Son visage s'éclaira, elle parut soudain plus jeune, son dos se redressa, ses joues se colorèrent.
 
J'appelai Rosine : "J'ai une surprise pour toi". Et sans lui laisser le temps d'exprimer sa surprise d'avoir enfin de mes nouvelles, je lui donnai rendez-vous chez Jeanne.
 
Puis, tout est allé très vite. Nous nous sommes retrouvées toutes les trois à élaborer le projet. Rosine a rameuté des copains, et, dans une joyeuse fébrilité, on commençait à défricher. Toutes les friches recèlent des trésors et nous avons dégagé bon nombre de plantes et d'arbustes étouffés depuis des lustres.
Au fil des jours, chacun amena des proches enthousiastes, et notre groupe grossi. Les champs étaient animés d'une activité intense et l'on se découvrait des compétences insoupçonnées. Jeanne prenait plaisir à cuisiner, avec beaucoup de talent, pour toute la troupe. À un moment, s'est fait sentir le besoin d'officialiser tout ça, et notre association est née.
Nos premières récoltes de fruits et légumes nous ont émerveillées. Comme par magie, la terre nous nourrissait ! Puis nous avons eu assez de production pour ouvrir une boutique sur place et offrir un approvisionnement en circuit court.
On a plus tard installé un poulailler et des ruches.
Notre association a fini par se forger une certaine réputation dans le coin et a suscité d'autres initiatives locales de partage et d'entraide. Notre petite ville a peu à peu redécouvert et mis en valeur un patrimoine oublié et une douceur de vivre.
 
En parallèle, la maison de Jeanne était peu à peu remise en état selon le même processus solidaire.
Au fil du temps, elle y a institué une sorte de cantine où tous ceux qui en ont besoin viennent partager un repas, une recette ou une aide à la cuisine. Sur un des murs de la grande salle rénovée, trône la photo de Michel, simple et belle, qui nous rappelle le pouvoir de nos mains.
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