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On nomme « histoire à dormir debout » tout récit qui nous semble improbable, irréel, comme sortant de l'imagination de celui qui l'expose. Celui que je vais vous conter à présent n'a pourtant rien d'un rêve. Je l'ai vécu comme j'ai vécu beaucoup d'autres moments de ma vie, mais, je le confesse, avec une intensité toute particulière.
J'étais commercial pour une chaîne de restauration rapide. Mon travail consistait à persuader d'honnêtes commerçants de rejoindre la franchise de ma société. Les avantages d'appartenir à une grande entreprise franchisée suffisaient en général à les convaincre de renoncer à leurs rêves d'indépendance et de qualité gustative pour se lier au Roi de la côtelette.
L'ambassadeur du Roi de la côtelette, c'était moi. J'adore les animaux, je suis même végétarien, et je passais mes journées à exhorter des professionnels de la restauration d'en garnir leurs sandwiches. Moralement, j'étais au plus bas et je me rapprochais chaque jour un peu plus de la terrible dépression nerveuse qui couvait en moi.
Et puis il y a eu cette nuit du solstice d'été. On annonçait des aurores boréales, fait rarissime dans nos contrées tempérées. Je m'étais mis en tête de contrarier mon sommeil afin de les guetter, mais le marchand de sable m'avait grillé la priorité et m'en avait jeté une bonne poignée avant que je ne puisse apercevoir la première volute. Lorsque je me suis réveillé, tout était différent.
J'ai grandi dans Paris intra-muros, et la capitale que j'avais quittée à mon coucher n'était pas celle que je retrouvai à mon réveil. Les odeurs, d'abord, celles des gaz d'échappement, de la gomme sur le bitume, de l'habituelle pollution citadine ; mais aussi le bruit, celui des voitures qui grondent, des scooters qui pétaradent, des gens qui s'engueulent à travers les vitres de leurs véhicules, tout cela avait quasiment disparu. On entendait le bruit de nombreux pas sur la chaussée, des conversations animées, des gamins crier les gros titres des journaux et des vitriers itinérants s'annoncer auprès des badauds.
Je n'ai jamais aimé la science-fiction. C'est à mon sens une catégorie littéraire réservée aux écrivains immatures. Je ne vais donc pas tenter de vous dresser la liste des impossibilités physiques du voyage temporel, ni même évoquer les paradoxes que soulève une telle expérience, je vais juste vous raconter mon histoire.
Ça sentait bon, mais ça sentait pauvre. Je n'avais pas été propulsé à l'époque des Trente Glorieuses garni du contenu de mon compte en banque de 2016. J'avais atterri en 1954, plus nu qu'un ver, dans un appartement humide dont les fenêtres en simple vitrage encastrées dans un bois vermoulu laissaient filtrer et les températures et les sonorités extérieures.
La nostalgie, c'est une illusion qui se répète d'une génération à la suivante. On est nostalgique parce que le temps de notre jeunesse nous semble toujours meilleur que ce qui nous attend lorsque nous nous rapprochons de la mort. On était jeune, en bonne santé, on avait toute la vie devant nous, de l'énergie à revendre, un esprit insouciant, des projets plein la tête. « C'était le bon temps ».
Le « bon temps » que je découvrais était celui de la technologie sélective, des balbutiements de la sécurité sociale, d'une qualité de vie rustique, pleine d'effluves d'alcool et de fumée de tabac, et d'une sécurité publique relativement brutale et adepte de la bavure. Vous dire que j'ai profité de la Belle France de l'après-guerre, avec canotier sur la tête et chanson de Ray Ventura dans les oreilles serait un mensonge. J'ai trimé comme débardeur au port de l'Arsenal pendant tout mon séjour dans le passé, à décharger des péniches fraîchement arrivées des marchandises qu'elles transportaient. Je ne me sentais plus déprimé, j'étais bien trop épuisé pour cela. Le soir, je profitais de la petite demi-heure qui précédait le crépuscule pour boire un apéritif en regardant les bateaux qui voguaient sur la Seine. Et puis j'allais m'effondrer sur mon lit qui sentait le vieux et les infiltrations en priant Dieu qu'il veuille bien me ramener, dans la nuit, à mon époque bénie qui me manquait tant.
Le miracle s'est produit à nouveau en plein milieu du mois de septembre alors qu'une longue journée de labeur se terminait pour moi. J'étais sur les quais, obsédé par l'idée de soulever les charges de la meilleure manière possible afin de m'éviter un lumbago que nul médecin de cette époque n'aurait su soigner, quand quelque chose, au-dessus de ma tête, a attiré mon attention.
Alors que le crépuscule commençait à poindre, je remarquais des arabesques verbes et bleues dans ce ciel obscur qui se garnissait progressivement d'étoiles. Je n'avais pas les compétences astronomiques pour juger de ce que j'étais en train de voir, mais j'avais la certitude qu'il s'agissait d'une aurore boréale.
J'avais lâché tout ce que je tenais entre les bras et m'étais mis à courir comme un dératé en direction de mon appartement. J'entends encore le contre-maître du port, le poing en l'air, me crier que je ne toucherais pas ma paye. On peut dire que c'était du quitte ou double, mais alors que je m'effondrais sur mon lit, je savais que je venais de sauter dans le train du retour.
Au petit matin, j'étais tiré de mon sommeil par deux chauffeurs de taxi qui s'insultaient l'un l'autre. Le premier reprochait au second de conduire avec ses pieds, lequel rétorquait à son interlocuteur qu'il n'avait qu'à regarder la route au lieu de consulter son téléphone portable. J'étais rentré à mon époque.
J'ai bondi hors du lit et me suis précipité sous la douche. J'y suis resté une bonne trentaine de minutes, à me décrasser en profondeur. J'avais l'impression de me préparer pour un rencard amoureux, c'était le même genre d'excitation qui me parcourait le corps.
Il faisait un temps magnifique lorsque j'ai enfin mis le nez dehors. Et j'avais une faim de loup. Je me suis arrêté dans un petit troquet où j'ai commandé un grand chocolat chaud et quelques croissants. Je les ai savourés sans quitter des yeux la jolie petite serveuse blonde qui me les avait apportés. Au moment de partir, alors que je venais de régler l'addition, j'ai griffonné mon prénom et mon numéro de téléphone sur un morceau de papier et le lui ai glissé dans la main. « Vous êtes vraiment trop mignonne, si vous ne m'appelez pas, je crois que je n'arriverais jamais à m'en remettre. » Son visage s'est légèrement empourpré et j'ai vu un sourire se dessiner au coin de ses lèvres.
Une heure plus tard, je remettais ma démission au Roi de la côtelette. Il me semblait qu'un nouveau monde s'offrait à moi. Un monde où il était interdit de subir son existence, de tourner le dos au bonheur, et de ressasser son amertume en idéalisant des époques révolues.
Moi qui avais eu l'opportunité de confronter la nostalgie aux chimères qu'elle donnait à poursuivre, je me trouvais désormais à mon époque comme dans un costume ajusté sur-mesure. Loin de la mélancolie et bien plus près du bonheur.
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