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- Entraide
Je marchais le long du mur du cimetière, le goût d'un café trop sucré stimulant encore agréablement mes papilles. Il faisait beau. J'étais heureux. Disons pas malheureux.
Je vis deux femmes entrer chez le fleuriste. Instinctivement, je les suivis.
La mère et la fille sans doute. J'estimai leur âge, optant arbitrairement pour vingt-huit et soixante-douze ans, conscient que l'écart était un peu élevé, mais séduit par l'idée qu'à elles deux elles étaient centenaires. J'ai toujours été fasciné par les centenaires, vraisemblable aspiration à tenir jusqu'à cette barre mythique.
La vieille devait être veuve depuis deux à trois ans, on n'achète pas une brassée d'anémones rouges juste après un décès. Ensuite on se lasse de ces visites, on garde le souvenir de celui que l'on appelle le regretté dans un cadre doré sur le meuble du séjour. J'imaginais que la douleur du deuil s'était maintenant muée en de tendres évocations de ce compagnon disparu.
La jeune femme, la fille sans doute, semblait plus marquée, comme habitée par la culpabilité de ne pas être venue plus souvent accompagner sa mère. Ce petit pèlerinage leur faisait du bien à toutes les deux.
— Et pour vous Monsieur ?
J'avais envie d'offrir, mais à qui ? Depuis que je suis veuf, je n'ai guère pratiqué. Sans réfléchir, je décidai alors de les suivre, et de fleurir moi aussi la tombe qu'elles rejoignaient. Je choisissais un bouquet tout prêt, et ressortais du magasin juste avant qu'elles ne franchissent le portique en fer forgé.
J'aurais aimé arriver à la tombe avant elles, mais ne sachant pas qui était le destinataire de mon offrande et de mon recueillement, je devais me résoudre à me mettre discrètement dans leurs pas. Il paraît que des rôdeurs parcourent les cimetières et s'enfuient les bras chargés de bouquets volés. Moi, j'allais faire précisément l'inverse.
Elles s'arrêtèrent devant une pierre récente, ocre et brillante, habitée si l'on peut dire par un certain Joseph, enfoui là trois ans plus tôt et pour l'éternité. J'étais fier de mon évaluation.
Je déposai les fleurs avec délicatesse et saluai les deux femmes, en prenant soin de conserver une sobriété de circonstance, tout excès d'émotion aurait été incompréhensible si longtemps après un décès.
Je les entendis s'interroger à voix basse, puis la fille m'interpella.
— Excusez-moi monsieur, mais... qui êtes-vous ?
Dans les minutes précédant l'arrivée devant cette stèle, anticipant la question, j'avais envisagé plusieurs identités.
L'ami d'enfance qui habitait au bout du monde, avait appris le décès récemment, et venait se recueillir tardivement ?
Le collègue confident, tellement important, qu'il avait toujours maintenu éloigné du reste de sa vie ? « Joseph a été présent comme personne au moment de la mort de mon épouse, quelle saloperie cette tumeur. » Évoquer cette saleté couperait court à toute suspicion, on n'ennuie pas un homme ayant autant souffert par des questions dérangeantes.
Dans les deux cas, ne rien savoir de lui rendait l'improvisation hasardeuse.
Pourtant, devant l'urgence de répondre, j'optai pour une solution plus risquée encore.
— Je suis le demi-frère de Joseph. L'enfant caché.
Cette situation justifiait ma discrétion totale, le cloisonnement de nos vies, pendant plus de soixante ans. Mais elle m'amenait bien plus loin dans l'intimité de ce parfait inconnu, m'entraînait dans un labyrinthe de questions où j'avais toutes les chances de me perdre. Pourquoi révéler ceci aujourd'hui, comme ça, ici ? Nous croisions nous par hasard ? Les avais-je guettées ?
— Enfin ! Enfin vous êtes venu !
Coïncidence incroyable, j'étais tombé juste.
J'ai appris à rester impassible devant des situations improbables, alors je réagis à ce rebondissement par un pincement de lèvres parfaitement dosé, un léger soupir, puis après un temps, sentant qu'une réponse devenait indispensable.
— J'ai eu beaucoup de mal à venir plus tôt.
— Je ne vous juge pas, vous savez. Votre histoire a dû être si douloureuse ! Joseph vous a attendu. Il sera soulagé que vous ayez fini par vous manifester. Vous n'imaginez pas ce que cela représente pour lui. Merci. Vraiment.
La jeune femme nous regardait. Moi comme si une moitié de son père venait de sortir du tombeau sous ses yeux. Sa mère en se demandant si d'autres secrets intimes lui avaient été cachés. Allait-elle découvrir trois frères et un nouveau géniteur ?
Je jugeai prudent de m'éloigner rapidement.
— Merci. Cette démarche est pour moi une sorte de reconstruction. Je ne peux pas en dire plus pour l'instant. Je vais vous laisser à présent.
En disparaissant à pas lents, je jubilai. Ma chance avait été inespérée et mes mots avaient sonné juste. « à présent » donnait à mes propos une teinte désuète, mais respectable. « Reconstruction » distillait juste ce qu'il fallait de pathos. Où étais-je allé chercher cela ?
C'est ainsi que tout a commencé.
J'ai renouvelé l'opération, une fois, deux fois, de plus en plus souvent. J'ai toujours eu l'humanité farceuse.
Déposer des fleurs sur des tombes inconnues est devenue mon activité principale. Je m'invente des vies, j'élargis des familles. Je trouve des indices et me transforme instantanément en collègue cheminot de Maurice, en enseignant retraité du même lycée que Jeanne, ou en bénévole du club de volley de ce pauvre Julien si dramatiquement disparu. Je complimente, multiplie les éloges et les détails de vie qui font revivre l'être cher. Je maîtrise parfaitement le sourire ému, les larmes sincères, je rebondis sur les bribes de conversation, cela rend mes scénarios crédibles.
Le plus souvent les regards étonnés se détendent, je vois des gens heureux de découvrir que quelqu'un d'autre avait aimé leur proche. Leur bonheur contribue au mien. Finalement mes petits mensonges sont utiles pour tout le monde.
Bien sûr, parfois, des visiteurs endeuillés semblent douter. Alors je reviens fleurir plusieurs fois cette tombe, et leur perplexité disparaît. Ils ont tellement besoin de se raccrocher au passé. Moi je leur offre des branches nouvelles.
Une seule fois je pense, on m'a pris pour un fou. Une gamine de seize ans, méfiante, les yeux noircis par une vie déjà bien tourmentée. Elle cria « Casse-toi ou j'appelle les flics ! » devant la tombe de sa meilleure amie, fauchée, je crois, par une substance diabolique. Son compagnon l'avait calmée, mais m'avait prié de partir. J'ai tout de même continué à fleurir cette tombe, profondément touché par cette vie abrégée, je suis joueur, pas indifférent.
Il m'arrive quand je recroise certains visiteurs de mélanger les histoires. De ne plus me souvenir m'être déclaré voisin de Gisèle Carandoux rue Voltaire à Orléans, de la confondre avec la mère d'Hortense, celle qui amène toujours des dessins d'enfant, dont j'avais dit avoir connu la sœur, à Périgueux.
Ou bien c'est eux qui oublient. J'explique chaque semaine à une mamie toute courbée que son époux avait été mon instituteur, je lui chantonne une chanson qu'il m'avait apprise, elle la reconnaît, c'est facile ils ont tous le même répertoire.
Il m'aura fallu cinq ans.
Aujourd'hui j'ai enfin trouvé la force d'aller voir Émilie.
Il m'aura fallu fleurir d'autres tombes, c'était bien plus facile que de me retrouver seul face à son silence, face à cette dalle de granit qui a enfermé définitivement son rire généreux.
J'y suis allé ce matin. J'ai mis mon veston marron, celui qui est vraiment trop court, mais qu'elle aimait bien. Combien de fois me l'a-t-elle dit ?
Je suis allé acheter une vingtaine de pivoines à mon fleuriste, le seul complice de mes activités. Il était tout surpris de me voir si beau. Il m'a demandé si j'allais à un mariage. J'ai dit « un peu ».
J'avais la gorge nouée en me rendant dans ce coin du cimetière que j'évitais toujours, le quartier d'Émilie.
En arrivant devant sa tombe, j'ai pleuré.
De la retrouver là qui n'avait pas bougé.
De sentir défiler nos années partagées.
Et de voir, sans comprendre, mais qu'importe, que des dizaines de bouquets généreux et multicolores débordaient de sa tombe.
Je vis deux femmes entrer chez le fleuriste. Instinctivement, je les suivis.
La mère et la fille sans doute. J'estimai leur âge, optant arbitrairement pour vingt-huit et soixante-douze ans, conscient que l'écart était un peu élevé, mais séduit par l'idée qu'à elles deux elles étaient centenaires. J'ai toujours été fasciné par les centenaires, vraisemblable aspiration à tenir jusqu'à cette barre mythique.
La vieille devait être veuve depuis deux à trois ans, on n'achète pas une brassée d'anémones rouges juste après un décès. Ensuite on se lasse de ces visites, on garde le souvenir de celui que l'on appelle le regretté dans un cadre doré sur le meuble du séjour. J'imaginais que la douleur du deuil s'était maintenant muée en de tendres évocations de ce compagnon disparu.
La jeune femme, la fille sans doute, semblait plus marquée, comme habitée par la culpabilité de ne pas être venue plus souvent accompagner sa mère. Ce petit pèlerinage leur faisait du bien à toutes les deux.
— Et pour vous Monsieur ?
J'avais envie d'offrir, mais à qui ? Depuis que je suis veuf, je n'ai guère pratiqué. Sans réfléchir, je décidai alors de les suivre, et de fleurir moi aussi la tombe qu'elles rejoignaient. Je choisissais un bouquet tout prêt, et ressortais du magasin juste avant qu'elles ne franchissent le portique en fer forgé.
J'aurais aimé arriver à la tombe avant elles, mais ne sachant pas qui était le destinataire de mon offrande et de mon recueillement, je devais me résoudre à me mettre discrètement dans leurs pas. Il paraît que des rôdeurs parcourent les cimetières et s'enfuient les bras chargés de bouquets volés. Moi, j'allais faire précisément l'inverse.
Elles s'arrêtèrent devant une pierre récente, ocre et brillante, habitée si l'on peut dire par un certain Joseph, enfoui là trois ans plus tôt et pour l'éternité. J'étais fier de mon évaluation.
Je déposai les fleurs avec délicatesse et saluai les deux femmes, en prenant soin de conserver une sobriété de circonstance, tout excès d'émotion aurait été incompréhensible si longtemps après un décès.
Je les entendis s'interroger à voix basse, puis la fille m'interpella.
— Excusez-moi monsieur, mais... qui êtes-vous ?
Dans les minutes précédant l'arrivée devant cette stèle, anticipant la question, j'avais envisagé plusieurs identités.
L'ami d'enfance qui habitait au bout du monde, avait appris le décès récemment, et venait se recueillir tardivement ?
Le collègue confident, tellement important, qu'il avait toujours maintenu éloigné du reste de sa vie ? « Joseph a été présent comme personne au moment de la mort de mon épouse, quelle saloperie cette tumeur. » Évoquer cette saleté couperait court à toute suspicion, on n'ennuie pas un homme ayant autant souffert par des questions dérangeantes.
Dans les deux cas, ne rien savoir de lui rendait l'improvisation hasardeuse.
Pourtant, devant l'urgence de répondre, j'optai pour une solution plus risquée encore.
— Je suis le demi-frère de Joseph. L'enfant caché.
Cette situation justifiait ma discrétion totale, le cloisonnement de nos vies, pendant plus de soixante ans. Mais elle m'amenait bien plus loin dans l'intimité de ce parfait inconnu, m'entraînait dans un labyrinthe de questions où j'avais toutes les chances de me perdre. Pourquoi révéler ceci aujourd'hui, comme ça, ici ? Nous croisions nous par hasard ? Les avais-je guettées ?
— Enfin ! Enfin vous êtes venu !
Coïncidence incroyable, j'étais tombé juste.
J'ai appris à rester impassible devant des situations improbables, alors je réagis à ce rebondissement par un pincement de lèvres parfaitement dosé, un léger soupir, puis après un temps, sentant qu'une réponse devenait indispensable.
— J'ai eu beaucoup de mal à venir plus tôt.
— Je ne vous juge pas, vous savez. Votre histoire a dû être si douloureuse ! Joseph vous a attendu. Il sera soulagé que vous ayez fini par vous manifester. Vous n'imaginez pas ce que cela représente pour lui. Merci. Vraiment.
La jeune femme nous regardait. Moi comme si une moitié de son père venait de sortir du tombeau sous ses yeux. Sa mère en se demandant si d'autres secrets intimes lui avaient été cachés. Allait-elle découvrir trois frères et un nouveau géniteur ?
Je jugeai prudent de m'éloigner rapidement.
— Merci. Cette démarche est pour moi une sorte de reconstruction. Je ne peux pas en dire plus pour l'instant. Je vais vous laisser à présent.
En disparaissant à pas lents, je jubilai. Ma chance avait été inespérée et mes mots avaient sonné juste. « à présent » donnait à mes propos une teinte désuète, mais respectable. « Reconstruction » distillait juste ce qu'il fallait de pathos. Où étais-je allé chercher cela ?
* * *
C'est ainsi que tout a commencé.
J'ai renouvelé l'opération, une fois, deux fois, de plus en plus souvent. J'ai toujours eu l'humanité farceuse.
Déposer des fleurs sur des tombes inconnues est devenue mon activité principale. Je m'invente des vies, j'élargis des familles. Je trouve des indices et me transforme instantanément en collègue cheminot de Maurice, en enseignant retraité du même lycée que Jeanne, ou en bénévole du club de volley de ce pauvre Julien si dramatiquement disparu. Je complimente, multiplie les éloges et les détails de vie qui font revivre l'être cher. Je maîtrise parfaitement le sourire ému, les larmes sincères, je rebondis sur les bribes de conversation, cela rend mes scénarios crédibles.
Le plus souvent les regards étonnés se détendent, je vois des gens heureux de découvrir que quelqu'un d'autre avait aimé leur proche. Leur bonheur contribue au mien. Finalement mes petits mensonges sont utiles pour tout le monde.
Bien sûr, parfois, des visiteurs endeuillés semblent douter. Alors je reviens fleurir plusieurs fois cette tombe, et leur perplexité disparaît. Ils ont tellement besoin de se raccrocher au passé. Moi je leur offre des branches nouvelles.
Une seule fois je pense, on m'a pris pour un fou. Une gamine de seize ans, méfiante, les yeux noircis par une vie déjà bien tourmentée. Elle cria « Casse-toi ou j'appelle les flics ! » devant la tombe de sa meilleure amie, fauchée, je crois, par une substance diabolique. Son compagnon l'avait calmée, mais m'avait prié de partir. J'ai tout de même continué à fleurir cette tombe, profondément touché par cette vie abrégée, je suis joueur, pas indifférent.
Il m'arrive quand je recroise certains visiteurs de mélanger les histoires. De ne plus me souvenir m'être déclaré voisin de Gisèle Carandoux rue Voltaire à Orléans, de la confondre avec la mère d'Hortense, celle qui amène toujours des dessins d'enfant, dont j'avais dit avoir connu la sœur, à Périgueux.
Ou bien c'est eux qui oublient. J'explique chaque semaine à une mamie toute courbée que son époux avait été mon instituteur, je lui chantonne une chanson qu'il m'avait apprise, elle la reconnaît, c'est facile ils ont tous le même répertoire.
* * *
Il m'aura fallu cinq ans.
Aujourd'hui j'ai enfin trouvé la force d'aller voir Émilie.
Il m'aura fallu fleurir d'autres tombes, c'était bien plus facile que de me retrouver seul face à son silence, face à cette dalle de granit qui a enfermé définitivement son rire généreux.
J'y suis allé ce matin. J'ai mis mon veston marron, celui qui est vraiment trop court, mais qu'elle aimait bien. Combien de fois me l'a-t-elle dit ?
Je suis allé acheter une vingtaine de pivoines à mon fleuriste, le seul complice de mes activités. Il était tout surpris de me voir si beau. Il m'a demandé si j'allais à un mariage. J'ai dit « un peu ».
J'avais la gorge nouée en me rendant dans ce coin du cimetière que j'évitais toujours, le quartier d'Émilie.
En arrivant devant sa tombe, j'ai pleuré.
De la retrouver là qui n'avait pas bougé.
De sentir défiler nos années partagées.
Et de voir, sans comprendre, mais qu'importe, que des dizaines de bouquets généreux et multicolores débordaient de sa tombe.
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Pourquoi on a aimé ?
D’abord, une situation un peu absurde, voire rocambolesque, puis un développement étonnant et amusant, et enfin, une chute touchante… C’est
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Pourquoi on a aimé ?
D’abord, une situation un peu absurde, voire rocambolesque, puis un développement étonnant et amusant, et enfin, une chute touchante… C’est