Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Pas un nom. Pas un visage. Pas même un accent auquel raccrocher ma voix.
On m'a trouvée sur un banc, le regard vide, les mains jointes sur les genoux comme en prière. Un homme m'a demandé si j'allais bien. Je n'ai pas répondu. J'ai juste regardé mes paumes. Elles tremblaient légèrement. J'y cherchais quelque chose que je ne savais pas avoir perdu.
J'ai été conduite dans un centre d'accueil. Une chambre nue, un lit étroit, un miroir sans souvenir. On m'a donné un prénom temporaire : Maïsha. Cela voulait dire « vie » en swahili, m'a-t-on expliqué. J'ai hoché la tête sans comprendre pourquoi ce mot, lui, m'avait fait frissonner.
Quelques jours plus tard, une valise a été retrouvée, abandonnée non loin du banc. À l'intérieur, trois objets : une lettre, une petite clé en fer forgé, et un carré de tissu brodé de motifs dorés.
La lettre n'avait pas d'adresse. Juste ces mots sur l'enveloppe : « Pour toi, quand tu ne sauras plus. »
Je l'ai ouverte avec une lenteur étrange, comme si mes gestes obéissaient à une mémoire plus ancienne que moi.
Lekoumba,
Si tu lis ceci, c'est que le silence t'a reprise.
Tu viens d'un peuple sans archives, mais nous ne t'avons jamais oubliée.
La clé ouvre un lieu que seule ton souffle saura reconnaître.
L'étoffe porte ton histoire. Garde-la près de toi.
Le reste viendra. Un pas après l'autre.
A.
Je n'ai pas pleuré. Le papier sentait la fumée et le bois sec. J'ai caressé les signes brodés sur le tissu. Ils vibraient sous mes doigts, comme une musique oubliée.
Le lendemain, j'ai quitté le centre. Quelque chose en moi appelait le dehors. Je ne savais pas où j'allais, mais mes pieds semblaient le savoir. J'ai marché jusqu'à un quartier ancien, aux façades lézardées. Là, entre deux boutiques fermées, une devanture m'a arrêtée : « Cartographe d'ombres – mémoire en veille. »
À l'intérieur, un homme très âgé. Des mains fines, une barbe grise, des yeux d'encre.
— Tu es venue, a-t-il dit sans étonnement.
Je n'ai pas parlé. Il a tendu la main. J'y ai déposé la clé.
Il l'a examinée longuement, puis a souri.
— C'est une clef-veille. Elle n'ouvre pas une porte. Elle réveille une langue.
— Une langue ? ai-je murmuré.
— Celle que ton peuple parlait au bord du fleuve, quand les étoiles servaient de cartes et les tambours de récits.
Il a déroulé une carte sans contours. Pas de pays. Seulement des lignes, des spirales, des étoiles dessinées à l'ocre.
— Tu viens d'un lieu qu'on n'a jamais conquis, m'a-t-il dit. Un lieu tissé dans les rêves des femmes.
Je suis restée figée.
— Mais pourquoi ai-je tout oublié ?
Il a posé la carte entre nous.
— Parce qu'on a voulu te couper de ta source. Mais une racine peut se cacher longtemps sous la terre. Elle n'est jamais morte.
Je suis sortie de la boutique sans comprendre. Mais le soir même, j'ai rêvé.
Un village au bord d'un fleuve large comme la mer. Des femmes en pagnes indigo dansaient en cercle. L'une d'elles m'a tendu un collier de perles et m'a appelée : Lekoumba, née un jeudi, bénie des vents.
À mon réveil, mes larmes coulaient sans douleur. J'ai noué le tissu à mon poignet. Le fil doré brillait sous le jour.
Je suis retournée voir le vieil homme. Il m'attendait. Il m'a tendu un petit tambour sans peau. Juste un cercle de bois gravé.
— C'est un silence de tambour, a-t-il dit. Il ne fait du bruit que quand tu te rappelles.
Je l'ai posé contre ma poitrine. Un battement. Un autre. Puis une mélodie. Elle venait de moi.
Depuis, je cherche. Dans les pas, les gestes, les mots tus. J'écoute les vents, les chansons sans paroles, les danses que font les enfants sans s'en rendre compte. Je note tout. Je rassemble. Non pour reconstruire un passé parfait, mais pour faire naître un présent habité.
Je ne peux pas encore raconter d'où je viens.
Mais je sens que ma terre m'appelle à voix basse,
comme un tambour qu'on aurait enterré sous les pierres.
Je n'ai pas tout oublié. Pas vraiment.
Je suis en train de me souvenir.