Les enfants du mur

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C'est une ville vieille comme le monde. On s'y entretue pour un même dieu et pour des livres sacrés qui racontent la même histoire. La haine y est pérenne ; si bien qu'elle a engendré au beau milieu de cette cité millénaire une bête énorme et immonde. Un serpent interminable, de ciment et de pierre, qui sépare un peuple de l'autre. Ainsi, un mur ignoble parcourt sans honte les rues de cette ville, sainte par trois fois.
Certains s'en sont accommodés. D'autres non. On tente de faire croire aux gens que la vie est la même de part et d'autre du mur. Pourtant, la moitié rêve de vivre de l'autre côté. Et alors que cette bâtisse infâme et inhumaine semble avoir ancré l'aversion et l'inimitié dans chacun des cœurs qui palpite aux alentours, deux âmes candides résistent. Deux enfants, au regard encore trop innocent pour être corrompu par des querelles d'adultes.
La fille vit d'un côté du mur, le garçon de l'autre. Ils ne se parlent jamais, mais ils s'aperçoivent souvent, à travers les grillages et les barbelés qui les séparent sur le chemin de l'école. Parfois ils essaient de se rapprocher, mais leurs parents, qui se regardent avec aigreur et dégoût, les en empêchent toujours. Chacun tire son enfant vers soi avec véhémence, comme s'il était blasphématoire de laisser ces deux êtres naïfs se lier d'amitié. Cependant, ni le mur ni le courroux des parents ne saurait décourager les deux marmots. Les semaines passent et ils n'ont de cesse de se chercher du coin de l'œil à chaque fois qu'ils empruntent des chemins similaires. Et arrive un jour où les deux anges rentrent seuls de l'école. Tous deux longent le mur, comme chaque soir. Ils savent qu'ils sont surveillés, même si leurs parents ne sont pas là. Quand la fillette reconnaît le garçon, elle s'illumine d'un sourire timide, et lui répond en dévoilant ses petites dents blanches. Il connaît le mur par cœur, et certaines de ses failles. Il fait comprendre à la fille qu'il faut qu'elle continue son chemin quelque peu. Plus loin, peu de temps avant d'arriver chez eux, les deux bambins s'arrêtent. L'endroit est idéal : assez loin de l'école, assez loin de la maison, ils sont à l'abri des réprimandes, et il manque deux pierres au beau milieu de l'édifice qui les sépare, ce qui laisse un trou raisonnable à travers lequel ils peuvent échanger. Pour la première fois, ils sont seuls et peuvent assouvir leur curiosité. Mais très vite, ils se rendent compte qu'ils ne parlent pas la même langue. Elle parle uniquement l'hébreu, il parle seulement l'arabe. Alors ils se toisent essentiellement, se font quelques signes, partagent quelques rires, et leurs yeux se disent des choses universelles. C'est acté, ce trou discret devient leur petit secret, et c'est là qu'ils apprendront à se connaître. Le temps passe alors, et ils se voient de plus en plus souvent, communiquant comme ils peuvent à travers le trou. Ils s'offrent des dessins régulièrement et d'autres choses modestes et mignonnes qu'on peut s'accorder quand on a dix ans. À mesure que leurs retrouvailles se multiplient, les deux jeunes gens finissent par s'amouracher ; de l'amourette enfantine, mais sincère. Fatalement, leur relation ne se résume à rien d'autre qu'à ce trou. Les années défilent, l'adolescence remplace l'enfance, et les deux jeunes gens savent maintenant pourquoi un mur s'érige entre eux. L'ignorance est passée, éphémère, et les querelles religieuses et culturelles ne sont plus des problèmes d'adultes. La fille a dû choisir son camp, le jeune homme aussi. Pourtant, ils ne peuvent se résoudre à s'oublier. Les deux pierres manquent toujours au mur, et même s'ils doivent se courber à présent pour se voir, ils continuent de se retrouver au même endroit, leurs mains se liant à travers le mur. Et leur secret dure ainsi, jusqu'au jour malheureux où le trou est rebouché. Le conflit bat son plein, la surveillance est renforcée, les frontières et autres séparations sont rigoureusement contrôlées. Il devient impossible pour les deux amoureux de se voir. Avec le temps, et la guerre qui s'intensifie, ils finissent presque par s'oublier, chacun menant sa vie de son côté.
Le jeune homme entre dans la rébellion. Un jour d'émeute, alors qu'il mène la foule déchaînée, il est attrapé par deux soldats. L'un des deux se désigne pour l'abattre sans sommation, discrètement. Le soldat le mène dans une ruelle déserte. L'homme, qui sent sa mort poindre, lève le doigt au ciel et entame une dernière prière, les yeux clos. Soudain, le soldat baisse son arme et se rapproche. Puis il ôte son casque. Le rebelle, désemparé, n'ose aucun mouvement. Il observe le militaire avec méfiance et dédain. Ce dernier a retiré son casque, et sous sa cagoule noire, ses yeux se dévoilent un peu plus. De grands yeux noirs, qui fixent le résistant avec attention. L'homme qui se croyait déjà mort, interloqué, ose un regard vers son bourreau hésitant ; les deux se toisent de bas en haut, et quand leurs yeux se croisent enfin pour ne plus se quitter, ils se reconnaissent. Le soldat enlève alors sa cagoule, et c'est une brune qui se dévoile sous les yeux pétrifiés de l'homme. Il n'a pas l'ombre d'un doute : c'est son amour d'enfance, la fille de l'autre côté du mur. Des larmes perlent au coin de ses yeux. Il se rapproche d'elle, qui demeure stoïque. Il lève sa main, délicatement, et se risque à caresser sa joue, du bout des doigts. La jeune femme, immobile, ne dit rien, ne laisse rien paraître, mais ne repousse pas le geste d'affection de son ennemi du jour et ami de toujours. Mais ses obligations militaires la rattrapent, et elle sait les sanctions qu'elle encourt. Elle saisit son arme subitement, et sans prévenir, tire une fois en l'air. L'homme retire sa main, recule de quelques pas, et la scrute une dernière fois. Il sait que la fille du mur est toujours là, quelque part, mais à cet instant, il ne voit plus qu'une militaire, arme pointée vers le ciel, qui le regarde avec un mélange de fermeté et de tristesse. Il se retourne et court vers sa survie, tandis qu'elle le regarde s'éloigner, l'œil humide et le cœur serré. Elle tire une nouvelle fois dans le vide, comme pour confirmer l'exécution. Lui est déjà loin, comme elle l'espère.

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