Comme j'aimais ces dimanches où l'on se retrouvait chez ma grand-parents, à la campagne. J'étais la plus âgée des petits-enfants. Quand on arrivait, mon oncle Jean-Claude m'embrassait tellement gentiment avec sa moustache qui sentait bon le tabac au miel qu'il fumait dans sa pipe. Ma tante Marie-Pierre aimait bien agrafer une broche sur son chemisier, ses joues étaient douces de poudre de riz. On s'aimait tous beaucoup. Le repas entre les asperges sauce mousseline et le civet de lapin qui embaumait la cuisine et mijotait dans la grosse cocotte en fonte embuant les vitres. Le repas était gai, nous les enfants, nous écoutions nos parents et grands-parents, on parlait peu avec eux. Mon petit cousin Patrick surnommé Zouzou parce qu'il zozotait un peu, avec la grande serviette attachée à son cou avec une pince à linge. Son frère aîné Sébastien qui était très sportif et mangeait beaucoup, mon petit frère Pascal souvent faux boudeur. Mon père portait avec plaisir une petite cravate et ma mère un tailleur, ils aimaient être élégants pour leur sortie dominicale.
Une fois le dessert avalé, en général une brioche aux fruits confits, le café arrivait avec le tapis de cartes et le jeu de belote. Mon oncle jouait souvent avec ma mère-sa soeur -et mon père avec son beau-père. Ma grand-mère et ma tante bavardaient à leurs côtés. C'était le moment où l'on demandait la permission d'aller dehors. Permission toujours accordée avec les recommandations d'usage et pour moi la promesse de faire attention aux « petits ». J'étais la seule fille et j'aimais le rôle qui me donnait de fait une certaine autorité.dont je n'abusais pas mais qui me ravissait.
Souvent, quand le temps le permettait, nous construisions au fond du jardin, à la limite de la petite forêt, une sorte de cabane dont on savait qu'elle était notre abri de trappeurs. On l'améliorait de semaines en semaines avec différents accessoires. On adorait les Dimanches de neige qu'on appréciait d'autant plus qu'ils étaient rares. On se sentait vraiment trappeurs, la moindre trace de pattes d'oiseau figurait les empreintes d'un gibier rare et dangereux. Les Dimanches de pluie auraient pu être plus ennuyeux, mais non, on était tellement enveloppé de bien-être que cela me suffisait. La maison était petite, mes grands-parents peu argentés ; nous n'avions pas trop de place pour étaler les quelques jouets à notre disposition. Je lisais alors un peu, je ne sais plus trop ce que faisaient les garçons. Parfois ; je m'assoupissais dans le fauteuil. Il n'y avait pas de télévision ce qui nous permettait d'être inventifs et généreux dans l'imagination. J'aimais regarder le poste transistor où mon grand-père, mon oncle et mon père écoutaient les résultats du tiercé. Je rêvais de voyages en regardant les stations des villes émettrices : Moscou, Berlin, Londres, Lisbonne, Tanger et tellement d'autres qu'évidemment nous ne pouvions capter ; d'ailleurs, personne ne changeait le curseur calé sur la station RTL de mon grand-père.
Une fois par an, il y avait la fête foraine au village ce qui nous mettait dans une excitation particulière. Les manèges pour les « petits » mais Sébastien et moi pouvions monter dans les auto-tamponneuses avec nos pères sous le regard légèrement apeuré de nos mères. On mangeait une gaufre à la confiture. Une autre fois, il y avait le défilé de carnaval dans la petite ville à côté. Ma grand-mère préparait des beignets de carnaval parfumés à l'eau de fleur d'oranger.J'étais fascinée par la décoration des chars qui défilaient et les costumes des participants. Mes cousins et mon frère adoraient la fanfare parce que les uniformes des musiciens évoquaient pour eux des soldats vainqueurs de je ne sais quelle guerre imaginaire. Mon père et mon oncle riaient en regardant passer les majorettes avec le visage faussement courroucé de ma mère et ma tante .
Au printemps, j'adorais l'après-repas où l'on s'asseyait sur la petite banquette dehors sous le lilas mauve On était à l'ombre de l'arbre merveilleusement odorant avec une douce fraîcheur et un calme bienfaisant. J'aimais y être seule, sans les garçons. Le moment de la cabane attendrait un peu. j'étais l'aînée, je décidais. L'été et le cerisier.... On attendait impatiemment d'un Dimanche de Mai à un Dimanche de Juin que les « cœurs de pigeon » soient mûres à souhait et on s'en gavait. Sébastien en mangeait une grande quantité en même temps pour le plaisir de recracher les noyaux comme une « une mitraillette » selon ses dires. Invariablement les deux petits se tachaient au grand dam des mamans, car « il vous vous le dire cent fois que les taches de cerises ne s'en vont pas, ma parole. » On se parait évidemment de boucles d'oreilles avec une paire de cerises attachées entre elles par la queue. Avec les feuilles et les fruits, ma grand-mère préparait le guignolet pour l'année, apéritif unique dans la maison. Le privilège d'être l'aînée des petits-enfants me conférait un statut particulier dont je n'ai jamais abusé mais j'étais la seule que mon grand-père autorisait à chercher les œufs pondus du matin dans le poulailler ; Ils étaient encore tièdes et délicieux à la coque avec des morceaux de pain beurré...
Les dimanches se suivaient et se ressemblaient dans leur bienfaisante quiétude.
C'est arrivé au retour des vacances d'été.
Les vacances au bord de la mer où cette année-là, j'ai eu mes premières règles. Il me souvient de m'être un peu ennuyée et pour ne pas peiner mes parents, je feignais la joie et la bonne humeur permanente. Je me sentais fatiguée aussi. Souvent je m'isolais dans le camping pour écouter les chansons sur mon petit poste transistor offert à ma communion au printemps. Pascal essayait de tenir ma solitude et m'énervait un peu. Mais il avait trouvé des copains dans le camping. Et moi, une copine Elisabeth qui me lassa vite d'être parisienne et de le revendiquer un peu trop hautainement pour moi. Je préférais donc être seule. Je lisais beaucoup entre deux parties de plage ou de raquettes, on ne disait pas encore badminton. Je savais que pour mes parents, ces vacances étaient un effort financier, alors je me devais de les apprécier comme avant. Comme avant quoi, d'ailleurs ?
Au retour, en arrivant chez mes grands-parents, mon oncle, ma tante et mes cousins étaient déjà là. C'est tout d'abord Zouzou qui me surprit, il ne zozotait plus et même sa petite fossette sur la joue gauche semblait s'effacer. Sébastien avait les cheveux trop longs que je trouvais négligés et arborait une chemisette à carreaux ridicule. Assise à la table pendant le repas, j'ai eu l'impression de ne pas être là, d'être quelqu'un d'autre, de ne pas être à ma place.
Je vis mon oncle fatigué, j'ai cru comprendre qu'il avait des ennuis dans son travail, que son garage ne marchait pas si bien. Je pensais maintenant ridicule de continuer à l'appeler parrain. Je vis également ma tante vieillie, je voyais que ses joues tombaient un peu. Elle m'a dit que j'étais devenue une belle jeune fille, elle avait deviné sans que ma mère ne le lui dise, ce que mon corps éprouvait depuis peu. Je crois que j'ai rougi.
Je n'avais plus envie de la cabane. Il était stupide de faire semblant de poser des faux-pièges pour attraper des renards argentés qui n'existaient plus dans mon imagination. Mon petit frère boudait pour de bon, Sébastien riait bêtement et se croyait important parce qu'il avait tiré deux bouffées de cigarette Gauloise à la sortie du collège. Et puis ces grands peupliers qui deviendront tristes dans le brouillard derrière le jardin.
Le charme était rompu. Mais il m'a rendu heureuse. Même encore maintenant quand j'y pense.