Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Peut-être pas aussi. Je n’en sais rien, je ne comprends rien non plus. Tout s’embrouille dans ma tête. Ma vue devient floue, j’ai les yeux qui piquent. Je ne peux plus distinguer les objets qui m’environnent. Ça virevolte autour de moi. Ça pleure devant, ça hurle derrière et ça tombe par terre. Les dévaliseurs cagoulés ont envahi mon village. En plein dix-neuf heures. Je crois assister au tournage d’un film d’horreur.
Je viens de glouglouter un pot de vin de palme à demi rempli, c’est le tout dernier pour clôturer ma journée. Du moins, c’est ce que je m’étais dit. Scrutant l’horizon, je fais un rot en public. Juste là, à côté du petit bar de fortune de mon village. C’est d’ailleurs l’unique cabaret du village : chez maman Nkéngué. La plupart des hommes au foyer y viennent pour oublier les ennuis de la veille. Avec madame, les enfants ou avec ces gros moustiques qui chantent au creux de l’oreille.
Maman Nkéngué gère ce cabaret depuis fort longtemps. Elle n’a jamais abandonné son poste. De cinq minutes ou plus. « Ici, c’est payez avant d’être servi », tonitrue-t-elle d’habitude lorsqu’un indigène pose sa main sur un pot plein de bibine. Sans payer au préalable. Mais pendant que je suis sur le point de m’en aller, car mes poches sont d’ores et déjà vides, tout devient si différent. Les gens débandent. En un rien de temps, l’endroit se vide. Maman Nkéngué aussi fait la malle. Elle, la dernière.
« C’est mon jour de chance, aujourd’hui » chuchoté-je avant de crier sous les effets de ma gueule de bois.
— Allez ! Vas-y ! Cours ! Au moins pour cette-fois tu as quitté ton poste.
Elle me lorgne méchamment du coin de l’œil. Secouant sa tête drapée dans un foulard blanc – qui avait presque viré au kaki –, elle me balance ces phrases de mansuétude :
— J’ai pitié de toi, pauvre saoulard. Que le Tout Puissant épargne ta vie.
Puis, maman Nkéngué détala.
C’est alors que je me rapproche de la table. Je prends les airs de patron car très bientôt allaient voyager, dans mon œsophage, ces liquides solitaires. Privés de leur chienne de garde : la téméraire maman Nkéngué. À tour de rôle, je vide lentement les pots. Comme si tout était normal. Un premier, puis un deuxième, ensuite un troisième. Je m’évade dans un fou rire. Je soulève un quatrième pot, je baise sa surface et je m’adresse à celui-ci :
— Toi, gentil pot de bibine. Étanche ma soif et délivre-moi de toutes mes angoisses.
D’un seul coup, je vide le pot au clairon. Il est vingt-deux heures. C’est maintenant, dans cette grande obscurité, que je sors. Le ciel n’est pas étoilé, et tout le village est muet. Les habitants de mon village, ont-ils fui ou c’est moi qui sommeille ? Peut-être les deux. J’ai déjà oublié la débandade de tout à l’heure. Tellement que mon cortical est imbibé d’alcool. Les rues sont désertes. Je peine à marcher. J’arrive au pied d’un arbre, je sors ma bizoune pour évacuer ce liquide qui inonde ma vessie.
Une main tapote mon épaule droite. Un froid glacial me traverse le corps. J’ai le cœur qui bat la chamade. Je me retourne timidement. Personne n’est là. Est-ce à cause du noir ou parce qu’ai-je les yeux à moitié fermés en raison de mon état ? Je ne peux conclure. C’est l’un ou l’autre. Ou peut-être même les deux. La main tapote mon épaule gauche. Je ne sais pas si c’est la même main, ou celle d’un fantôme. Je me retourne encore. Cette fois-ci, en reprenant ma position initiale.
Un mâle géant, très géant, se pointe devant moi. Je peux voir ses lèvres bouger, on dirait qu’il me parle. Effectivement, une phrase résonne dans mes oreilles. Je l’entends très loin, ça vient de lui. C’est sûr.
— Eh, ivrogne ! Fouille toi-même tes poches, me dit la voix.
Cet homme ne parle pas. Il gronde. J’ébauche un sourire, comme je le fais si souvent avec mes amis. L’inconnu me gifle en retour. Je recule de deux pas, et je me retrouve étalé par terre. Comme par magie. Apparemment il n’est pas seul. Ils sont deux, c’est ce que je me suis dit. Hélas, ce noir. Encore ce noir, il m’empêche de bien voir. Combien sont-ils exactement ? Qui sont-ils ?
Je marche à quatre pattes, je n’avance pas. Plutôt je monte en altitude. Je décolle du sol. Un costaud m’a saisi au niveau de la ceinture ; un autre au col de ma chemise bon marché. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. C’est peut-être ma fin. Je gesticule telle une chenille, en poussant des cris de détresse. Mais les deux hommes – s’ils ne sont que deux – m’ordonnent de me taire. Je ne leur obéis pas. Je bouge, je hurle, je les interroge :
— Qui êtes-vous ?
— Les dévaliseurs, me répondent-ils.
— Je ne vends pas de valises, moi ! ai-je répondu.
C’était une faute très grave. Ils me traitent d’insolent et me battent comme un tam-tam folklorique. Je suis le seul dans tout le village qui traîne dehors : à cette heure-là. Tous sont chez eux. Ils écoutent mes détresses mais n’osent pas sortir. Bon Dieu ! Qu’est-ce que je suis foutu ?
Je ne veux pas subir un supplice. Tout sauf ça ! Je chahute, encore et encore. Je suis toujours en l’air, suspendu par ces deux gros bras. Les dévaliseurs me catapultent comme une marchandise non-fragile. Je tombe sur des herbes mousseuses qui amortissent ma chute. Je débagoule une vague d’injures :
— Salopards ! Voleurs ! Voyous ! Danger public !...
Les gars me rattrapent. L’un d’eux me bâillonne de sa paume, et ils commencent à me faire ma fête. Un premier coup de poing me tombe en plein visage. J’ai mal. Je bouge, la main qui m’empêche de parler dégage. Je bondis sur le malchanceux. Celui-ci accueille mes incisives dans son cou. Il appelle ses amis au secours :
— Retirez-le ! Le vieux sorcier a ses dents dans ma peau, crie-t-il d’une voix saumâtre.
J’ouvre ma bouche pour lancer un cri de joie. Ainsi, son cou se libère ; il me projette très loin. De toutes ses forces. Ses amis s’approchent de lui. Ils inspectent sa blessure. Elle est profonde. Il saigne beaucoup. J’entends l’un d’eux dire : « ce vieux vient de signer son arrêt de mort. »
J’essaie de me frayer un chemin dans les hautes herbes. Je ne vois rien. Tout est noir, mes yeux sont certainement fermés. Sans nul doute à cause de cette kyrielle de coups que j’ai reçue en plein visage. Il me rattrape sans effort, et me tabasse comme jamais je ne l’avais été. Je vomis ma bibine de maman Nkéngué. Soudain, une voix le réclame :
— C’est bon ! On n’y va. Il faut partir maintenant.
Il me piétine la tête avant de me laisser. Amoché. Je les vois partir, dans ce grand noir. Je ne peux les distinguer. Mes yeux sont à moitié fermés. Ils ne sont pas deux. Ils sont quatre. Ou chacun a son double.