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C'étaient mes voisins d'en face. On les surnommait « les siamois ».
Soixante-dix ans de mariage, selon la légende. Personne ne les avait jamais vus l'un sans l'autre. On ne leur connaissait aucune famille, pas même un enfant.
Une vie millimétrée au tempo d'horloger. À dix heures, ils faisaient les courses. À croire qu'ils ne se nourrissaient de rien, ou de si peu. Un cabas de poupée pendait au bras de la femme. Chétifs, bâtis sur le même modèle, si ce n'est l'homme qui commençait à se voûter tandis qu'elle avançait, droite comme un « i ».
Je pensais : « C'est elle qui doit porter la culotte ».
Ils se tenaient toujours par la main. La gauche pour elle, la droite pour lui. Doigts entrelacés comme des amoureux de la veille. Ils ne parlaient à personne. Je ne les ai jamais entendu rire ni élever la voix. Ils allaient leur train en silence, à l'amble. Le pas de l'un suivant le pas de l'autre.
Par tous les temps, on les voyait vêtus à l'identique, d'un pantalon noir et d'une gabardine couleur mouette. Seul le sac écossais venait égayer l'ensemble.
Ils rentraient une heure après, picorer quelque miette, et réapparaissaient une fois la sieste terminée, pour la promenade quotidienne. Le tour du pâté de maisons selon un circuit établi depuis la nuit des temps. Ils traversaient la rue principale au feu rouge. Passaient devant les boutiques dont les enseignes pouvaient évoluer. Eux seuls ne changeaient pas. Ils lisaient les annonces nécrologiques affichées devant la mairie. Entraient cinq minutes dans l'église pour remercier de ne pas en être. Chaque jour que Dieu fait. Semaine et dimanche confondus. Les jours de fête aussi.
La balade durait une heure trente, montre en main.
Lorsque l'angélus sonnait dix-neuf heures, l'homme sortait pousser les volets de bois bleu qu'elle attrapait de l'intérieur pour les fermer. Je la voyais se hisser sur la pointe des pieds pour arriver à ses fins. Un rai de lumière filtrait à travers les lamelles jusqu'à l'extinction des feux, vingt-deux heures précises.
J'en serais arrivé à envier cette communion parfaite, une osmose de tous les instants. Peut-être le secret d'une vie de couple réussie.
Un matin, la femme sortit seule. En pantalon noir et gabardine. Aussi droite qu'à l'accoutumée.
Les voisins en émoi s'interpellaient depuis leur fenêtre – « Tu connais la dernière ? ». Tout le quartier en effervescence vibrionnait dans l'aube naissante.
On enterra son mari trois jours plus tard. Il était mort dans la nuit.
J'ai pensé qu'elle ne lui survivrait pas. C'était une erreur.
Le lendemain des funérailles, elle reprenait le cours de son existence selon le même rituel.
Tenant en laisse un caniche noir vêtu d'un manteau de gabardine couleur mouette.
Soixante-dix ans de mariage, selon la légende. Personne ne les avait jamais vus l'un sans l'autre. On ne leur connaissait aucune famille, pas même un enfant.
Une vie millimétrée au tempo d'horloger. À dix heures, ils faisaient les courses. À croire qu'ils ne se nourrissaient de rien, ou de si peu. Un cabas de poupée pendait au bras de la femme. Chétifs, bâtis sur le même modèle, si ce n'est l'homme qui commençait à se voûter tandis qu'elle avançait, droite comme un « i ».
Je pensais : « C'est elle qui doit porter la culotte ».
Ils se tenaient toujours par la main. La gauche pour elle, la droite pour lui. Doigts entrelacés comme des amoureux de la veille. Ils ne parlaient à personne. Je ne les ai jamais entendu rire ni élever la voix. Ils allaient leur train en silence, à l'amble. Le pas de l'un suivant le pas de l'autre.
Par tous les temps, on les voyait vêtus à l'identique, d'un pantalon noir et d'une gabardine couleur mouette. Seul le sac écossais venait égayer l'ensemble.
Ils rentraient une heure après, picorer quelque miette, et réapparaissaient une fois la sieste terminée, pour la promenade quotidienne. Le tour du pâté de maisons selon un circuit établi depuis la nuit des temps. Ils traversaient la rue principale au feu rouge. Passaient devant les boutiques dont les enseignes pouvaient évoluer. Eux seuls ne changeaient pas. Ils lisaient les annonces nécrologiques affichées devant la mairie. Entraient cinq minutes dans l'église pour remercier de ne pas en être. Chaque jour que Dieu fait. Semaine et dimanche confondus. Les jours de fête aussi.
La balade durait une heure trente, montre en main.
Lorsque l'angélus sonnait dix-neuf heures, l'homme sortait pousser les volets de bois bleu qu'elle attrapait de l'intérieur pour les fermer. Je la voyais se hisser sur la pointe des pieds pour arriver à ses fins. Un rai de lumière filtrait à travers les lamelles jusqu'à l'extinction des feux, vingt-deux heures précises.
J'en serais arrivé à envier cette communion parfaite, une osmose de tous les instants. Peut-être le secret d'une vie de couple réussie.
Un matin, la femme sortit seule. En pantalon noir et gabardine. Aussi droite qu'à l'accoutumée.
Les voisins en émoi s'interpellaient depuis leur fenêtre – « Tu connais la dernière ? ». Tout le quartier en effervescence vibrionnait dans l'aube naissante.
On enterra son mari trois jours plus tard. Il était mort dans la nuit.
J'ai pensé qu'elle ne lui survivrait pas. C'était une erreur.
Le lendemain des funérailles, elle reprenait le cours de son existence selon le même rituel.
Tenant en laisse un caniche noir vêtu d'un manteau de gabardine couleur mouette.
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