« Quelques fois, j’ai honte d’être un homme ! » (JC Medina)
Paris en semaine, temps venteux et froid, 21 h 30.
« Quelquefois, j’ai honte d’être un homme ! ». La phrase du « jeune homme » n’est pas seule en cause mais, c’est elle qui a décidé Marc. Á présent, le voici fuyant, descendant de la Butte par la rue du Mont Cenis quand, soudain, de la rue Marcadet lui parviennent le bruit de nombreux pas, des éclats de voix et des rires féminins. Il se jette dans l’ombre d’une encoignure de porte. « Pourvu que ce ne soit pas une BB ! » espère-t-il. Mais, ce sont bien une dizaine de femmes qui remontent gaiement la rue Marcadet, assurément l’effectif d’une Brigade de Battantes (BB) de retour de maraude depuis la Goutte d’Or, quartier chaud.
Les BB, ces milices féminines spontanément constituées ces derniers mois se sont baptisées « Brigades de Battantes » du nom de la fameuse équipe de handball, « les Battantes ». Leur but consiste en gros à traquer en soirée le « prédateur », le harceleur de rue. L’une d’entre elles parmi les plus séduisantes sert d’appât. Les autres se tiennent proches et au moindre dragueur insistant, elles volent au secours de leur sœur et laissent éclater leur fureur revancharde, de la voix et parfois plus. Circulent en effet sur les réseaux sociaux (#HommesTousCoupables) des photos d’hommes un peu amochés qui auraient croisé une BB. Après une intervention menée avec succès, les membres des BB telles les joueuses de handball se tapent dans les mains et dans le dos.
Marc attend une minute ou deux que la brigade s’éloigne et que son vieux cœur se calme. Puis, il tourne à droite dans la rue Marcadet. Tant d’émotion de sa part l’attriste. Et même si la BB s’était intéressée à lui ? Mettons qu’une des Battantes ait interrogé le fichier national des délinquants sexuels —il se dit sur internet (#HommesTousCoupables) que les BB comptent parmi elles des agentes de police protégées qui abusent de leur accréditation durant leur bénévolat au sein des BB—, oui, même à supposer cela, Marc n’a jamais eu à faire à la justice. Donc, pourquoi s’alarmer ?
Certes, mais qui sait si, outrepassant le droit —il se dit qu’elles le font parfois (#HommesTousCoupables) — elles ne l’auraient pas obligé à vider dans la rue son gros sac-à-dos de tout ce qu’il avait jugé essentiel à sa nouvelle vie ? Or, faire entrer dans le sac ce nécessaire sans que son poids excède les possibilités de ses vieilles épaules a exigé de Marc bien des calculs et des essais. Aussi, la perspective de déballer puis réemballer tout son barda à même le trottoir sous l’œil goguenard de ses femmes effraie-t-elle Marc par avance. Oui, c’eut été humiliant mais, une humiliation de la sorte à 70 ans, qu’était-ce donc ? Rien ! Á cet âge, on est assis sur son amour propre ou alors... Non, le tort le plus sûr que pourrait lui causer une rencontre avec une BB serait de lui faire manquer son rendez-vous, 22 h 30 Porte de Clignancourt.
Aussi vite que le poids de son sac et ses vieilles jambes le lui permettent, Marc descend la rue Marcadet. Vérifiant l’heure sans cesse à sa montre, il rase les murs et ne quitte pas l’ombre. Le « jeune homme » portait une montre connectée, lui. Mais si connecté qu’il fut, par-delà les générations, Marc reconnut en lui un frère quand il s’exclama : « Quelque fois, j’ai honte d’être un homme ! » et c’était la traduction exacte du sentiment de Marc.
Ce fut le déclic. Brusquement, Marc réalisa qu’il avait des frères qui partageaient avec lui le poids de tout le mal de la Terre. Guerres, tueries, viols, pédophilie, tortures, incestes, toute la violence du monde, si elle incombe à certains hommes, son poids retombe sur tous. Pas seul non plus, Marc, à lire dans tout regard féminin posé sur lui une restriction à priori semblable à celle qu’on a vis-à-vis de tout allemand fut-il né après-guerre lorsqu’on pense « Certes, certes, mais il est allemand ! ». Et comment se défendre ? Arguer de son irresponsabilité quant à son sexe de naissance ou quant aux méfaits de ses ascendants mâles est inaudible.
Marc et ses frères en culpabilité, surtout s’ils ne sont pour rien dans l’affliction du monde, ne savent que faire. Consentir à vivre le reste de ses jours dans la honte de ce qu’il est et à voir, chaque matin dans le miroir l’image d’un monstre dépasse les forces de Marc et, seul peut-être bien, il a choisi la fuite. Il se dit que d’autres (#Hommes Tous Coupables), torturés par l’abjection jointe à la condition masculine se seraient émasculés.
Fuir mais où ? Après bien des hésitations, Marc a opté pour une cellule monacale à l’année au sein d’une communauté restreinte quelque part en Espagne. Les moines y ont besoin de rentrées fixes et le loyer modeste entre tout à fait dans le budget de Marc. Là-bas, il n’aura pas à subir la suspicion féminine.
La fuite de Marc se fonde aussi sur le souvenir très vivace et effroyable de sa courte garde à vue suivie d’une brève incarcération lorsqu’en cours de divorce, sa cadette, sûrement cornaquée par sa mère, l’avait accusé de l’avoir attouchée des années plus tôt pour, heureusement se rétracter peu après. L’affaire en était restée là mais, le fichu fichier informatique n’en garde-t-il pas trace ? Et comment oublierait-il la répulsion qu’il inspira aux policiers, aux surveillants de prison et aux autres détenus qui vite l’avaient catalogué « pointeur » ? Et la façon dont la sororité avait joué contre lui entre juge, avocates et psychologues, toutes des femmes ?
Marc a eu soin de se chausser de baskets et il s’enfuit sans bruit le long de la rue Marcadet, aussi vite que le lui permettent le poids de son gros sac-à-dos et ses vieilles jambes. Enfin jusqu’ici, tout c’est bien passé ! Arrivé au croisement avec la rue Ramey très éclairé, il fait un détour pour éviter les cônes de lumière des lampadaires et rester dans l’ombre. Soudain, il heurte un obstacle avec un bruit qui lui parait énorme. Il vient de se cogner à une poubelle rangée dans l’obscurité à ras du mur. Il se plaque contre la porte d’entrée de l’immeuble voisin. Il attend ainsi une à deux minutes. Rien ne se passe. Il repart. Il faut qu’il ouvre les yeux plutôt que se laisser aller à ses ruminations ! Il a peut-être plus à craindre de lui que des BB.
Près du Boulevard Barbès, Marc ralentit. Qu’une BB soit en faction à cet important carrefour nanti de trois sorties de métro serait assez logique. Heureusement, les BB sont bruyantes. Les maraudes sont sans doute pour ces femmes qui travaillent en journée un moment de défoulement joyeux ainsi que l’occasion éventuelle « de faire justice des sévices infligés à leurs sœurs victimes des pulsions viriles » (#HommesTousCoupables). Mais, Marc n’entend rien. Il s’engage alors à gauche sur le Boulevard Barbès.
Les passants et les autos sont rares. Marc croise un ou deux ivrognes prêcheurs et, installés contre les murs, quelques SDF qu’il prend bien soin d’éviter. Avec la légère pente descendante et l’éclairage chiche des Boulevards Barbès puis d’Ornano, Marc avance bien, ombre dans l’ombre.
Á 22 heures 20, Marc aperçoit les lumières de la Porte de Clignancourt puis la silhouette d’un de ces gros autocars tout confort qui traverse l’Europe. Pas de doute, c’est le sien ! Il n’est plus qu’à 50 mètres lorsque retentissent depuis l’autre trottoir, des rires et des cris féminins. Marc ne se détourne pas pour en identifier la source. Il allonge le pas. Il court presque...
Paris en semaine, temps venteux et froid, 21 h 30.
« Quelquefois, j’ai honte d’être un homme ! ». La phrase du « jeune homme » n’est pas seule en cause mais, c’est elle qui a décidé Marc. Á présent, le voici fuyant, descendant de la Butte par la rue du Mont Cenis quand, soudain, de la rue Marcadet lui parviennent le bruit de nombreux pas, des éclats de voix et des rires féminins. Il se jette dans l’ombre d’une encoignure de porte. « Pourvu que ce ne soit pas une BB ! » espère-t-il. Mais, ce sont bien une dizaine de femmes qui remontent gaiement la rue Marcadet, assurément l’effectif d’une Brigade de Battantes (BB) de retour de maraude depuis la Goutte d’Or, quartier chaud.
Les BB, ces milices féminines spontanément constituées ces derniers mois se sont baptisées « Brigades de Battantes » du nom de la fameuse équipe de handball, « les Battantes ». Leur but consiste en gros à traquer en soirée le « prédateur », le harceleur de rue. L’une d’entre elles parmi les plus séduisantes sert d’appât. Les autres se tiennent proches et au moindre dragueur insistant, elles volent au secours de leur sœur et laissent éclater leur fureur revancharde, de la voix et parfois plus. Circulent en effet sur les réseaux sociaux (#HommesTousCoupables) des photos d’hommes un peu amochés qui auraient croisé une BB. Après une intervention menée avec succès, les membres des BB telles les joueuses de handball se tapent dans les mains et dans le dos.
Marc attend une minute ou deux que la brigade s’éloigne et que son vieux cœur se calme. Puis, il tourne à droite dans la rue Marcadet. Tant d’émotion de sa part l’attriste. Et même si la BB s’était intéressée à lui ? Mettons qu’une des Battantes ait interrogé le fichier national des délinquants sexuels —il se dit sur internet (#HommesTousCoupables) que les BB comptent parmi elles des agentes de police protégées qui abusent de leur accréditation durant leur bénévolat au sein des BB—, oui, même à supposer cela, Marc n’a jamais eu à faire à la justice. Donc, pourquoi s’alarmer ?
Certes, mais qui sait si, outrepassant le droit —il se dit qu’elles le font parfois (#HommesTousCoupables) — elles ne l’auraient pas obligé à vider dans la rue son gros sac-à-dos de tout ce qu’il avait jugé essentiel à sa nouvelle vie ? Or, faire entrer dans le sac ce nécessaire sans que son poids excède les possibilités de ses vieilles épaules a exigé de Marc bien des calculs et des essais. Aussi, la perspective de déballer puis réemballer tout son barda à même le trottoir sous l’œil goguenard de ses femmes effraie-t-elle Marc par avance. Oui, c’eut été humiliant mais, une humiliation de la sorte à 70 ans, qu’était-ce donc ? Rien ! Á cet âge, on est assis sur son amour propre ou alors... Non, le tort le plus sûr que pourrait lui causer une rencontre avec une BB serait de lui faire manquer son rendez-vous, 22 h 30 Porte de Clignancourt.
Aussi vite que le poids de son sac et ses vieilles jambes le lui permettent, Marc descend la rue Marcadet. Vérifiant l’heure sans cesse à sa montre, il rase les murs et ne quitte pas l’ombre. Le « jeune homme » portait une montre connectée, lui. Mais si connecté qu’il fut, par-delà les générations, Marc reconnut en lui un frère quand il s’exclama : « Quelque fois, j’ai honte d’être un homme ! » et c’était la traduction exacte du sentiment de Marc.
Ce fut le déclic. Brusquement, Marc réalisa qu’il avait des frères qui partageaient avec lui le poids de tout le mal de la Terre. Guerres, tueries, viols, pédophilie, tortures, incestes, toute la violence du monde, si elle incombe à certains hommes, son poids retombe sur tous. Pas seul non plus, Marc, à lire dans tout regard féminin posé sur lui une restriction à priori semblable à celle qu’on a vis-à-vis de tout allemand fut-il né après-guerre lorsqu’on pense « Certes, certes, mais il est allemand ! ». Et comment se défendre ? Arguer de son irresponsabilité quant à son sexe de naissance ou quant aux méfaits de ses ascendants mâles est inaudible.
Marc et ses frères en culpabilité, surtout s’ils ne sont pour rien dans l’affliction du monde, ne savent que faire. Consentir à vivre le reste de ses jours dans la honte de ce qu’il est et à voir, chaque matin dans le miroir l’image d’un monstre dépasse les forces de Marc et, seul peut-être bien, il a choisi la fuite. Il se dit que d’autres (#Hommes Tous Coupables), torturés par l’abjection jointe à la condition masculine se seraient émasculés.
Fuir mais où ? Après bien des hésitations, Marc a opté pour une cellule monacale à l’année au sein d’une communauté restreinte quelque part en Espagne. Les moines y ont besoin de rentrées fixes et le loyer modeste entre tout à fait dans le budget de Marc. Là-bas, il n’aura pas à subir la suspicion féminine.
La fuite de Marc se fonde aussi sur le souvenir très vivace et effroyable de sa courte garde à vue suivie d’une brève incarcération lorsqu’en cours de divorce, sa cadette, sûrement cornaquée par sa mère, l’avait accusé de l’avoir attouchée des années plus tôt pour, heureusement se rétracter peu après. L’affaire en était restée là mais, le fichu fichier informatique n’en garde-t-il pas trace ? Et comment oublierait-il la répulsion qu’il inspira aux policiers, aux surveillants de prison et aux autres détenus qui vite l’avaient catalogué « pointeur » ? Et la façon dont la sororité avait joué contre lui entre juge, avocates et psychologues, toutes des femmes ?
Marc a eu soin de se chausser de baskets et il s’enfuit sans bruit le long de la rue Marcadet, aussi vite que le lui permettent le poids de son gros sac-à-dos et ses vieilles jambes. Enfin jusqu’ici, tout c’est bien passé ! Arrivé au croisement avec la rue Ramey très éclairé, il fait un détour pour éviter les cônes de lumière des lampadaires et rester dans l’ombre. Soudain, il heurte un obstacle avec un bruit qui lui parait énorme. Il vient de se cogner à une poubelle rangée dans l’obscurité à ras du mur. Il se plaque contre la porte d’entrée de l’immeuble voisin. Il attend ainsi une à deux minutes. Rien ne se passe. Il repart. Il faut qu’il ouvre les yeux plutôt que se laisser aller à ses ruminations ! Il a peut-être plus à craindre de lui que des BB.
Près du Boulevard Barbès, Marc ralentit. Qu’une BB soit en faction à cet important carrefour nanti de trois sorties de métro serait assez logique. Heureusement, les BB sont bruyantes. Les maraudes sont sans doute pour ces femmes qui travaillent en journée un moment de défoulement joyeux ainsi que l’occasion éventuelle « de faire justice des sévices infligés à leurs sœurs victimes des pulsions viriles » (#HommesTousCoupables). Mais, Marc n’entend rien. Il s’engage alors à gauche sur le Boulevard Barbès.
Les passants et les autos sont rares. Marc croise un ou deux ivrognes prêcheurs et, installés contre les murs, quelques SDF qu’il prend bien soin d’éviter. Avec la légère pente descendante et l’éclairage chiche des Boulevards Barbès puis d’Ornano, Marc avance bien, ombre dans l’ombre.
Á 22 heures 20, Marc aperçoit les lumières de la Porte de Clignancourt puis la silhouette d’un de ces gros autocars tout confort qui traverse l’Europe. Pas de doute, c’est le sien ! Il n’est plus qu’à 50 mètres lorsque retentissent depuis l’autre trottoir, des rires et des cris féminins. Marc ne se détourne pas pour en identifier la source. Il allonge le pas. Il court presque...