Les bateaux blancs

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Au cœur de cet été de fer, les hirondelles jouaient à la fille de l'air dans le bleu du ciel. Ça semble usé jusqu'à la corde de parler du bleu du ciel, mais il faut comprendre que depuis ce jour si particulier, imperceptiblement, le ciel est devenu d'un bleu de beigne, d'un bleu de pneu sale, plein de fourmis rouges dans la tignasse de l'univers.

Je me souviens très précisément de vous. Debout dans le grand salon baigné de lumière, je vous ai vue fendre les rais obliques du soleil et venir me serrer dans vos bras. Vous m'avez embrassée chaleureusement sur la joue et vous m'avez dit « merci » dans un subtil petit accent américain. C'était bien la première fois que je vous voyais, que j'entendais même parler de vous, Lina.
Les bras plaqués le long de mon corps adolescent, je suis restée un moment dans cette posture imbécile, maudissant mes ongles sales, mon short en jean trop court et mes jambes griffées par les chardons laineux. J'ai senti tristement que je n'étais pas à la hauteur de l'évènement. Pourquoi ne m'avait-on jamais rien dit ?

J'avais remarqué à l'agitation exceptionnelle de la maison que votre venue était importante. Ce jour n'était pas comme les autres et marquerait à jamais le reste de mon existence. Ma mère, qui d'ordinaire ne s'embarrassait pas, avait sorti la belle vaisselle, une nappe en coton brodée, les verres étincelaient, on avait aussi récuré la maison de fond en comble, et dans le jardin en bordure du chenal, mon père rectifiait la taille des tamaris et rangeait méthodiquement ses outils. Sans me donner trop de précisions, mes parents m'avaient dit que vous étiez une amie d'enfance venue de très loin. Vous aviez pris avec votre mari, dont je ne me souviens pas tant vous étiez radieuse, un avion de New York pour Paris. À l'aéroport vous avez loué une voiture à destination de la côte Atlantique et du petit port du Bec. Inutile de dire que ce fut un long voyage. Il ne m'a pas échappé qu'en descendant de la voiture, vous avez regardé mon père comme un soleil, et j'en aurais pleuré de rage. Les présentations faites et en attendant de passer à table, je suis allée m'asseoir au bord de l'eau à toucher du doigt la beauté obscure des bateaux blancs sur le chenal, à pousser du pied les petits crabes verts, la tête en feu malgré la brise pirate.

J'ai mis du temps à saisir la grandeur de ce tout petit mot, parce qu'il me faisait chier, mon père, avec sa putain de guerre, comme s'il était resté coincé là-bas dans les fracas que font la ferraille et le feu quand ils se croisent. J'aurais tant voulu qu'il en revienne de ses batailles pour être au creux de nous. Ce « merci » a discrètement accompagné ma vie, il tremble au bord de mes lèvres comme la rivière tète les berges, gonfle mes chairs, serrant parfois ma gorge et mes poings quand de temps en temps les mémoires tendent à s'effacer. Je sais bien que je ne dois pas oublier, que je dois porter en moi ce mot infiniment plus fort que tout.

Des années plus tard, je ne sais plus à quelle occasion ni pourquoi, mon père, surmontant nos pudeurs, m'a donné une courte explication et puis nous n'en avons plus jamais parlé, pour lui l'affaire était classée. Il m'a raconté que pendant la dernière guerre, une jeune fille blonde et ses parents étaient arrivés dans son village enfoui au fin fond de la Venise Verte. Ils étaient tous trois terrorisés, leurs cœurs s'étaient souvent ouverts en deux à la vue des soldats, au bruit des bottes sur les chemins, aux aboiements des chiens dressés pour tuer. Lina et ses parents venaient enfin de trouver le repos chez mon grand-père Valentin, un petit homme silencieux, si l'on faisait abstraction des éclats d'obus qui s'échappaient de temps en temps de sa jambe morte. Et ça faisait bling ! sur le carrelage de cette petite musique de tranchée qui tintait aux museaux des chats. À la fin de la guerre, un oncle est venu chercher la petite famille, et avec lui ils ont traversé les océans pour une vie dépourvue de peur sinon d'oubli.

Il y a peu, dans un reportage consacré à la merveilleuse Ginette Kolinka, j'avais été sidérée de l'entendre dire qu'au sortir des camps, ni elle ni son mari n'avait évoqué ensemble l'horreur de la Shoah. Peut-être bien qu'aucun mot n'a encore été inventé pour décrire cette atrocité.
Aujourd'hui, Lina n'est plus, et moi, j'ai toujours les yeux trempés à voir danser les bateaux blancs sur le chenal.

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