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Nouvelles - Littérature Générale
Il regarde les gants en latex bleu, ceux qu'il a laissés la veille sur le bord de l'évier.
L'odeur du plastique neuf lui pique les narines. Il glisse ses doigts dans cette camisole, écœuré par le couinement synthétique qui accompagne toujours cette étape de sa journée.
La toute première d'une très, très longue série.
Il imagine la horde d'étudiants affamés entrer dans le self plateaux en main d'ici quelques instants, prêts à remplir leurs assiettes par-dessus le bord et à l'écraser de leur mépris. Il les entend déjà geindre en évoquant leur prochain partiel puis maugréer devant la purée de brocolis ou pester contre une portion de pâtes mal calibrée. Il les déteste... mais les envie aussi un peu de pouvoir réaliser les études qu'il n'a pas faites.
Il est le dernier maillon de la chaîne. Le préposé au vidage des assiettes à moitié pleines, le haut responsable de la veille au gaspillage alimentaire, le maître du débarrassage de suremballage. Cela fait des mois qu'il passe chaque jour posté, prostré même, devant le tapis roulant qui lui amène les plateaux débordants.
Heureusement, mille fois heureusement, il y a au milieu du supplice une petite étincelle. Une magie de poésie qui lui rappelle que le sens de la vie, s'il y en a un, se trouve bien ailleurs que dans cette cuisine.
Il ne connaît pas l'auteur de ce coup de baguette, mais son cœur bondit de gratitude à chaque fois que le tour opère.
Cela a commencé récemment et il ne sait pas bien pourquoi cela se produit du jour au lendemain avec une telle régularité.
Mais c'est là et cela fait pétiller son âme.
Aujourd'hui encore il l'attend, scrutant chaque plateau du coin de l'œil à l'entrée du tapis, détaillant chaque assiette, allant même jusqu'à retourner discrètement les pots de yaourts et les barquettes en plastique encore à moitié pleines de salades de fruits en boîte et crèmes-dessert industrielles. Des fois qu'il soit dessous, caché ou qu'il ait été accidentellement enterré.
Il en vient à s'angoisser lorsqu'il ne le voit pas apparaître. C'est le dernier lien, celui qui permet à son esprit mécanisé de s'évader encore un peu. Sans cela, il deviendrait machine. Il prendrait place, de plus en plus immobile, entre le gros lave-vaisselle et le four toujours tiède. Sa peau se couvrirait d'inox et le claquement de ses dents ferait un bruit de métal. On le réveillerait certainement le matin en lui plantant dans les narines les fiches d'une prise électrique et on le laverait chaque jour au vinaigre avec une éponge en paille de fer.
Le brouhaha tant redouté commence à résonner dans le restaurant universitaire et s'amplifie à mesure qu'il s'emplit d'étudiants bavards et empressés. Un premier ne tarde pas à s'avancer dans la file, suivi par un second, puis un autre, et encore un autre. Bientôt, les visages et les mains s'effacent et ne laissent plus que place au ballet des plateaux chargés de détritus. Cliquetis des couverts que l'on récupère d'une main vive, raclement de vaisselle, froissement de serviettes en papier, bruit mou un peu écœurant des restes qui gagnent la poubelle. Nouveau plateau, nouvelle symphonie. À l'infini.
Et soudain, il est là.
Sur le dessus, en équilibre.
Il se demande comment il aurait pu le louper, car son regard n'atteint que lui.
Le bateau.
Son bateau.
Un minuscule bateau de papier, qui flotte sur le tas de déchets, de la taille de l'ongle de son pouce.
Un bateau sculpté dans le ticket de caisse du restaurant universitaire, sur les voiles duquel on peut lire le tarif du menu du jour.
Un origami d'orfèvre, les voiles gonflées par un vent imaginaire.
D'un geste vif, il saisit le fin pliage et le glisse dans sa poche, le cœur battant et l'esprit léger.
Se pourrait-il... se pourrait-il que quelqu'un dépose délibérément ce trésor pour lui, chaque jour ?
La question hante ses nuits depuis des mois. Il tapote alors, méditatif, le bocal rempli de bateaux de papiers qui repose sur l'étagère de son salon. Il espère...
Mais un jour, le drame se produit. Le bateau n'apparaît pas. Et pas non plus les jours d'après. Plusieurs semaines passent.
N'y tenant plus, il décide de passer à l'action.
Il vide sur la table du salon le bocal entier et il réfléchit. Des centaines de bateaux glissent sur le bois, puis tombent en pluie sur le tapis.
Il sait quoi faire...
***
Il est arrivé ce matin très tôt. Et comme le Petit Poucet, il a semé des bateaux.
Il en a mis partout. Le long des allées, sous les bancs des amphis, dans les arbres de l'esplanade, entre les lames du store du secrétariat. Il en a même glissé dans les pages des livres à la bibliothèque.
Et il a rejoint son poste de travail.
Le service se déroule sans l'ombre d'une voile de bateau à l'horizon jusqu'à... jusqu'à ce qu'enfin...
Il s'empare du pliage, perplexe. C'est un bateau immense au pli grossier. Rien à voir avec l'infinie précision de ses prédécesseurs.
D'abord, il pense à un canular. Et puis il voit écrits là, sur l'avant de l'embarcation, quelques mots tremblotants.
C'est un rendez-vous.
Il se balance d'un pied sur l'autre, ou peut-être est-ce sa tête qui lui tourne, et le carrelage se met à tanguer doucement.
***
Il a passé sa plus belle chemise. Il a mis du parfum. Il est arrivé en avance. Et depuis, il fixe la porte d'entrée sans cligner de l'œil.
C'est encore lui qui attire son attention. Le bateau, accroché à une oreille féminine, au bout d'un fils doré. Une apparition.
Ses yeux glissent le long de la nuque et remontent comme une caresse le long des cheveux fins. Il redescend sur le visage. Elle lui offre un sourire plein d'espièglerie. Elle s'assoit. Il contemple la finesse de sa main, qu'il a tant fantasmée. Et ne tarde pas à s'apercevoir que l'autre est immobilisée dans un plâtre...
Elle n'a jamais prêté attention à lui auparavant. Elle s'étonne même d'avoir proposé cette rencontre. Elle a été intriguée et émue de découvrir que quelqu'un conservait ses pliages, qu'elle ne réalisait que pour passer le temps pendant que ses collègues échangeaient des banalités. L'accident l'avait fait s'interrompre.
Elle se dit que l'homme assit fasse à elle est plutôt agréable. Elle se rappelle que rarement on a fait preuve d'autant d'audace et de romantisme à son égard...
Après tout... doit-elle lui avouer tout de suite que tout cela n'est qu'un hasard ?
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Pourquoi on a aimé ?
Un texte comme un second souffle. Ces bâteaux, parenthèse espérée dans un quotidien monotone et prévisible, deviennent ici symboles d'espoi
Pourquoi on a aimé ?
Un texte comme un second souffle. Ces bâteaux, parenthèse espérée dans un quotidien monotone et prévisible, deviennent ici symboles d'espoi