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- Relation De Famille
Un rugissement de mobylette à la porte de la buanderie ; le moteur s'arrête : le Père est de retour. Dans la cuisine où se tiennent la mère et la petite fille, l'atmosphère, jusque-là paisible, se modifie imperceptiblement. La mère s'empresse d'égoutter les artichauts, dernière touche au repas du soir. La table est déjà mise. La petite fille attend...
Grand, élégant, un genre de Barack Obama en plus musclé, le Père fait son entrée. Sa présence envahit aussitôt la vaste pièce. La petite fille se précipite au-devant de Lui pour L'embrasser. Il lui rend son baiser puis fait une bise à la mère, avant de se diriger vers la chambre, pour se changer. Il a l'air de bonne humeur, ce soir. Pourtant on est mercredi, jour des artichauts...
Il revient en maillot de corps et s'assied sur une chaise, près de la cuisinière où mijote une soupe de légumes. Alors qu'Il se défait en silence de ses chaussures montantes à lacets, la petite fille L'observe. Le Père souffle beaucoup ce soir et Il a l'air plus sombre qu'à son arrivée, comme si la chaleur de la pièce L'avait un peu abattu. Au bout de quelques instants, Il enfile enfin les chaussons qu'on Lui a déposés près de la chaise, se relève et va prendre Sa bouteille de vin rouge dans le réfrigérateur. On va pouvoir passer à table.
Tout en mangeant et en buvant Son vin, le Père, assis en bout de table, soliloque. De temps à autre, les femmes lui répondent, avec précaution. Parfois, pendant les blancs, elles risquent des propos anodins, sur un ton qu'elles veulent léger. Mais soudain, la voix du Père enfle pour dire à la petite fille : « J'en ai rien à faire, moi, que le buffet ait des clous roses ! »
Une seconde interloquée, la petite fille sent monter en elle un fou rire aussi puissant qu'une vague de surf. Elle rit tellement dans son for intérieur qu'elle n'arrive plus à avaler. Elle se mord l'intérieur des joues pour ne pas éclater, d'autant qu'en face d'elle, la mère, qui lutte aussi pour ne pas rire, lui fait les gros yeux, en même temps qu'un léger « non » de la tête... Mais le Père s'adresse de nouveau à la petite fille :
— J'sais, c'est pas de la phisolo... pholiso....
— De la philosophie, Papa ! s'écrie la petite fille, qui éclate d'un grand rire libérateur tout en guettant la réaction du Père. Celui-ci la dévisage un instant d'un air un peu soupçonneux puis finit par sourire en disant :
— Ouais, c'est ça, d'la phisolo... Ah, et puis, j'en ai rien à foutre !
Le repas se poursuit, les artichauts sont mangés, on en est au fromage... Soudain, sur une phrase de la mère, c'est l'explosion. Le Père repousse brutalement la lourde table en vociférant, la bouteille de vin se couche, les verres s'entrechoquent, la soupière vole en éclats, des couverts tombent par terre ; et puis, comme il fallait s'y attendre, l'assiette qui contient les feuilles d'artichaut consommées va se fracasser dans l'évier en émail, libérant au passage son contenu, qui s'éparpille dans la pièce. La mère pleure et crie, le Père l'insulte, la traite de folle-bonne-à-enfermer-à-Sainte-Anne : « Ah, quel imbécile j'ai été de quitter ma femme et mes enfants pour toi ! »
La petite fille est figée, elle se sent coupable, elle a mal au cœur. Soudain, elle n'y tient plus et se précipite dans les toilettes situées dans la buanderie. Penchée sur la cuvette, elle vomit et pleure tout à la fois, tandis que, dans la cuisine, cris et bruits de gifles se font concurrence.
Et puis, c'est l'accalmie. Quand la petite fille revient, le Père est assis à sa place, l'air sonné. La mère, encore tremblante, est en train de tout remettre en ordre, avant de faire la vaisselle. Elle fait signe à la petite fille d'aller se coucher. La petite fille embrasse le bras musclé du Père au passage – « Bonsoir, P'pa… » – puis va se réfugier dans son lit. Pas pour dormir, non, elle n'en a pas envie, mais pour lire en cachette, la tête sous les couvertures, une des bandes dessinées de Kit Carson le trappeur, que lui a prêtées Jacky, le fils du voisin ; presque les premiers livres non scolaires qu'elle ait jamais eus... Elle est contente, elle en a toute une pile !
Un bruit dans le couloir des chambres, l'estomac de la petite fille se contracte. Vite, elle éteint sa lampe de poche. C'est la mère qui lui apporte un tilleul. Après son départ, la petite fille essaie de s'endormir, mais l'angoisse monte en elle : et si le Père allait les quitter, elle et sa mère ? Il a encore parlé de faire sa valise, ce soir...
Le lendemain matin, des éclats de voix la réveillent. C'est la mère. Comme d'habitude, elle fait la leçon au Père. Quand la petite fille arrive dans la cuisine, Il est debout, en maillot de corps, devant la fenêtre grande ouverte qui donne sur le jardin potager. Le Père est né dans les montagnes, Il aime le grand air. Pour l'heure, Il fume une Gauloise et écoute sans rien dire, avec cet air penaud qui donne envie à la petite fille de Le prendre dans ses bras. En tout cas, aujourd'hui sera une bonne journée, mais demain... Demain, on sera dimanche, et le dimanche, le Père va à la messe. Il aime confesser Ses bêtises de la semaine au Seigneur et ensuite, aller boire un coup – ou même plusieurs – à la santé de Celui qui vient de l'absoudre...
Aujourd'hui, la petite fille a quarante ans. Son Père est parti depuis longtemps, terrassé par le Crabe. Il lui manque : la chaleur rassurante de son grand corps, son humour, ses taquineries, ses rires de gamin devant les dessins animés de Tex Avery, sa façon de rythmer la musique en tapant avec une cuillère, ou tout autre ustensile à sa portée, sur la table de la cuisine, de siffler avec brio des airs de jazz ou des chansons, son amour des mots, des textes à rallonge et du dictionnaire (« Travail, savoir ! », serinait-il à la petite fille), leur connivence...
Alors, elle s'acharne à Le retrouver dans tous les hommes qui traversent sa vie. Des hommes qui ne fonctionnent qu'à la bière ou au whisky pur malt ; des hommes qui ont le goût des artichauts volants...
Grand, élégant, un genre de Barack Obama en plus musclé, le Père fait son entrée. Sa présence envahit aussitôt la vaste pièce. La petite fille se précipite au-devant de Lui pour L'embrasser. Il lui rend son baiser puis fait une bise à la mère, avant de se diriger vers la chambre, pour se changer. Il a l'air de bonne humeur, ce soir. Pourtant on est mercredi, jour des artichauts...
Il revient en maillot de corps et s'assied sur une chaise, près de la cuisinière où mijote une soupe de légumes. Alors qu'Il se défait en silence de ses chaussures montantes à lacets, la petite fille L'observe. Le Père souffle beaucoup ce soir et Il a l'air plus sombre qu'à son arrivée, comme si la chaleur de la pièce L'avait un peu abattu. Au bout de quelques instants, Il enfile enfin les chaussons qu'on Lui a déposés près de la chaise, se relève et va prendre Sa bouteille de vin rouge dans le réfrigérateur. On va pouvoir passer à table.
Tout en mangeant et en buvant Son vin, le Père, assis en bout de table, soliloque. De temps à autre, les femmes lui répondent, avec précaution. Parfois, pendant les blancs, elles risquent des propos anodins, sur un ton qu'elles veulent léger. Mais soudain, la voix du Père enfle pour dire à la petite fille : « J'en ai rien à faire, moi, que le buffet ait des clous roses ! »
Une seconde interloquée, la petite fille sent monter en elle un fou rire aussi puissant qu'une vague de surf. Elle rit tellement dans son for intérieur qu'elle n'arrive plus à avaler. Elle se mord l'intérieur des joues pour ne pas éclater, d'autant qu'en face d'elle, la mère, qui lutte aussi pour ne pas rire, lui fait les gros yeux, en même temps qu'un léger « non » de la tête... Mais le Père s'adresse de nouveau à la petite fille :
— J'sais, c'est pas de la phisolo... pholiso....
— De la philosophie, Papa ! s'écrie la petite fille, qui éclate d'un grand rire libérateur tout en guettant la réaction du Père. Celui-ci la dévisage un instant d'un air un peu soupçonneux puis finit par sourire en disant :
— Ouais, c'est ça, d'la phisolo... Ah, et puis, j'en ai rien à foutre !
Le repas se poursuit, les artichauts sont mangés, on en est au fromage... Soudain, sur une phrase de la mère, c'est l'explosion. Le Père repousse brutalement la lourde table en vociférant, la bouteille de vin se couche, les verres s'entrechoquent, la soupière vole en éclats, des couverts tombent par terre ; et puis, comme il fallait s'y attendre, l'assiette qui contient les feuilles d'artichaut consommées va se fracasser dans l'évier en émail, libérant au passage son contenu, qui s'éparpille dans la pièce. La mère pleure et crie, le Père l'insulte, la traite de folle-bonne-à-enfermer-à-Sainte-Anne : « Ah, quel imbécile j'ai été de quitter ma femme et mes enfants pour toi ! »
La petite fille est figée, elle se sent coupable, elle a mal au cœur. Soudain, elle n'y tient plus et se précipite dans les toilettes situées dans la buanderie. Penchée sur la cuvette, elle vomit et pleure tout à la fois, tandis que, dans la cuisine, cris et bruits de gifles se font concurrence.
Et puis, c'est l'accalmie. Quand la petite fille revient, le Père est assis à sa place, l'air sonné. La mère, encore tremblante, est en train de tout remettre en ordre, avant de faire la vaisselle. Elle fait signe à la petite fille d'aller se coucher. La petite fille embrasse le bras musclé du Père au passage – « Bonsoir, P'pa… » – puis va se réfugier dans son lit. Pas pour dormir, non, elle n'en a pas envie, mais pour lire en cachette, la tête sous les couvertures, une des bandes dessinées de Kit Carson le trappeur, que lui a prêtées Jacky, le fils du voisin ; presque les premiers livres non scolaires qu'elle ait jamais eus... Elle est contente, elle en a toute une pile !
Un bruit dans le couloir des chambres, l'estomac de la petite fille se contracte. Vite, elle éteint sa lampe de poche. C'est la mère qui lui apporte un tilleul. Après son départ, la petite fille essaie de s'endormir, mais l'angoisse monte en elle : et si le Père allait les quitter, elle et sa mère ? Il a encore parlé de faire sa valise, ce soir...
Le lendemain matin, des éclats de voix la réveillent. C'est la mère. Comme d'habitude, elle fait la leçon au Père. Quand la petite fille arrive dans la cuisine, Il est debout, en maillot de corps, devant la fenêtre grande ouverte qui donne sur le jardin potager. Le Père est né dans les montagnes, Il aime le grand air. Pour l'heure, Il fume une Gauloise et écoute sans rien dire, avec cet air penaud qui donne envie à la petite fille de Le prendre dans ses bras. En tout cas, aujourd'hui sera une bonne journée, mais demain... Demain, on sera dimanche, et le dimanche, le Père va à la messe. Il aime confesser Ses bêtises de la semaine au Seigneur et ensuite, aller boire un coup – ou même plusieurs – à la santé de Celui qui vient de l'absoudre...
Aujourd'hui, la petite fille a quarante ans. Son Père est parti depuis longtemps, terrassé par le Crabe. Il lui manque : la chaleur rassurante de son grand corps, son humour, ses taquineries, ses rires de gamin devant les dessins animés de Tex Avery, sa façon de rythmer la musique en tapant avec une cuillère, ou tout autre ustensile à sa portée, sur la table de la cuisine, de siffler avec brio des airs de jazz ou des chansons, son amour des mots, des textes à rallonge et du dictionnaire (« Travail, savoir ! », serinait-il à la petite fille), leur connivence...
Alors, elle s'acharne à Le retrouver dans tous les hommes qui traversent sa vie. Des hommes qui ne fonctionnent qu'à la bière ou au whisky pur malt ; des hommes qui ont le goût des artichauts volants...
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