Chloé scrute d’un air absent une paire d’ailes en fer blanc qui semblent planer au-dessus de l’étagère. Ce sont les deux anses d’une coupe en métal argenté fixée sur un socle en bois. Elle représente son premier trophée remporté vingt ans auparavant par son équipe d’athlétisme.
À l’époque, tous les habitants de Contis les Marais, son village natal, l’avaient acclamé. Pour la première fois, dans la catégorie poussins, une fille battait le record du 800 mètres sur piste en plein air !
Allongée sur son lit, Chloe ressent encore, dans son corps, cette douleur voluptueuse, mélange d’adrénaline et de stress. Elle n’ignore pas que sans le concours empressé de David elle n’aurait jamais pu réaliser une telle carrière.
Chloé se souvient de leur première rencontre un dimanche après midi au stade municipal. Elle se tenait debout sur la touche du terrain de football. Elle venait supporter son frère, avant centre de l’équipe des Marais, surnom familier donné par les résidents de Contis à leur bourgade. David l’avait abordé par un joyeux « Salut, Chloe » auquel elle n’avait pas répondu. Il l’avait toujours impressionnée. Le meilleur ami de son frère se trouvait planté là tout près. Elle sentait son souffle puissant effleurer son visage. Il portait un magnifique survêtement de couleur noire, aux rayures orange. Comme elle se murait dans un silence timide, il lui avait demandé d’un ton badin, un sourire sur les lèvres : « Alors comme ça tu te passionnes pour le demi-fond. » Chloe avait acquiescé de la tête. Encouragé par ce mouvement à peine perceptible il avait ajouté : « C’est une rude discipline le 800 mètres... Mais si tu le souhaites, tu peux me rejoindre au club d’athlétisme de Mézos. On verra ce que tu sais faire. » Elle n’avait pas desserré les dents.
Mais Chloe se rappelle, encore, la dernière phrase de David. Elle l’avait piquée au vif. Que croyait-il ? Qu’elle était incapable de courir ? Savait-il qu’elle parcourait toutes les semaines, une dizaine de kilomètres. Entre les chemins de sable, et les vastes dunes vierges, elle filait, pieds nus, le long de la cote landaise.
Encouragée par son père ravi de la voir prise en main par David, coach chevronné, elle accepta sa proposition. Elle s’exerçait avec passion. Pourtant, à dix ans, aujourd’hui l’âge de sa fille, son corps frêle et fragile endurait en silence un entrainement rigoureux. Elle souffrait le martyre. Mais elle ne se plaignait guère. Elle désirait tant réaliser son rêve : battre le record de France de Patricia Djaté en 1999 lors des internationaux de Gand. Alors elle suivait à la lettre les recommandations de David. Elle exécutait inlassablement les mouvements qu’il lui enseignait. « Tiens le torse, bien droit ». « Monte tes coudes, loin derrière le dos ». « Attaque la piste franchement ». À chaque injonction, David joignait les gestes à la parole. Il tirait sur ses bras, lui massait les adducteurs quand elle avait trop forcé. Et lorsqu’épuisée, au bord de l’effondrement elle voulait tout abandonner, il lui répétait qu’il n’existait aucune morphologie singulière pour gagner un 800 mètres. Seuls l’endurance, la résistance, ainsi qu’un savoir-faire tactique constituaient l’essentiel de la préparation. « Tu as l’étoffe d’une championne ! Mais tu dois cultiver ta puissance physique et mentale. » C’est pourquoi David se montrait si dur avec elle.
Et ce programme se révéla productif. À onze ans, elle avait gagné sa première course et sa première coupe.
Elle enchaina les épreuves. Aux premiers meetings au cours desquels elle défendait bec et ongles son titre de championne, et portait haut les couleurs landaises, succédèrent les rencontres interclubs. Elle aimait l’ambiance festive et bon enfant qui entourait ces manifestations. Les haut-parleurs égrenaient le nom des athlètes. La musique parfois un peu ringarde accompagnait les spectateurs pendant qu’ils prenaient place sur des gradins de fortune. Et surtout ce moment intense lorsque tout s’arrêtait. Alignée debout sur la ligne de départ au milieu des autres coureuses, Chloe attendait avec impatience l’instant où donner la pleine puissance de sa vitesse. La rumeur des supporters lui parvenait étouffée comme si elle respirait à travers une bulle de coton. Elle revoyait le visage rempli d’espoir de son père, celui de son frère moqueur, mais tellement fier de ses performances. Elle ne les décevrait pas encore cette fois-ci. Elle allait gagner, gagner encore pour accéder aux prochaines rencontres. Puis elle s’élançait et se rabattait, au premier repère, devant ses adversaires le long de la corde. Elle appliquait à la lettre les enseignements de David. Il serait le premier à la féliciter, le premier à la serrer dans ses bras, à la porter en triomphe...
Les récompenses s’amoncelèrent. Les coupes trônaient fièrement sur la grande étagère dans sa chambre.
Puis elle changea de catégorie. Chloe allait bientôt intégrer les juniors et plus tard les séniors. Il s’en suivit une accélération des rencontres. Les stades se métamorphosaient en véritables scènes de spectacles aux décors urbains. Les athlètes se comportaient différemment. Ils parlaient d’autres langues et semblaient plus professionnels. Les sponsors apparurent. Ils s’étalaient à longueur de panneaux publicitaires, vantant les bienfaits et les valeurs du sport. Respect. Tolérance. Courage. Elle détestait les longs trajets en autobus, les soirées passées dans des chambres d’hôtel, les week-ends hors du cocon familial. Elle rêvassait en attendant la compétition du lendemain. Elle éprouvait les transformations irréversibles de son corps. Alors elle songeait à ses nombreuses escapades enfantines au milieu des marais où à l’automne les oiseaux trouvaient refuge.
Puis une nuit, comme tombé du ciel, un aigle noir vint se poser sur son lit. Elle sentit le souffle du battement de ses ailes sur ses épaules. Elle éprouva un sentiment de honte face à son bec orange et étrange.
Les entrainements devenaient insoutenables. Ils entravaient son épanouissement personnel. Elle souhaitait sortir avec ses amies, mais cela devenait de plus en plus complexe à gérer. Tolérance. Courage. Respect : elle ne supportait plus ce mot de sept lettres dont les quatre dernières claquaient comme un coup de fusil. Comme une morsure infligée par un bec !
Chloe se transformait irrémédiablement. Sa morphologie devenait plus puissante, mais en même temps plus féminine. Elle ne cessait de penser à cet aigle noir qui lui rendait visite chaque nuit et la laissait épuisée, confuse.
Elle échouait souvent au pied des podiums.
Alors pour soulager sa douleur elle se mit à consommer des anxiolytiques. Une sorte de message de détresse enfoui dans une bouteille jetée à la mer, au milieu de cet océan qu’elle chérissait tant.
Puis elle déserta les entrainements, échoua de plus en plus souvent aux tests de sélection et fut définitivement écartée de toutes compétitions.
Seules quelques coupures de journaux, des photos, demeurèrent accrochées aux murs des vestiaires. Ils abritaient les derniers vestiges d’une folle épopée et les performances précoces d’une petite reine des 800 mètres. Une époque révolue où le Maire de Contis les Marais félicitait chaleureusement une princesse au pieds nus , au talent exceptionnel...Il y a si longtemps.
On frappe à sa porte.
Chloe essuie une larme, détourne enfin son regard de la coupe sur l’étagère. Une brise légère aux senteurs marines effleure les rideaux de sa chambre. Elle réajuste sa tenue et lance d’un ton enjoué à sa fille : « Tu peux entrer, ma chérie ».
Mathilde pose sur le sol son sac de sport aux couleurs de la Ligue féminine de Handball et de Butagaz. Son club à Mézos. Elle se jette dans les bras de sa mère, l’embrasse et lui dit : « Ce soir, on joue en finale contre les filles de Mimizan. Je compte sur toi. »
Puis, elle se détache de sa mère, et juste avant de disparaitre complètement de son champ de vision, Mathilde se retourne et murmure : « Je t’aime maman ».
À l’époque, tous les habitants de Contis les Marais, son village natal, l’avaient acclamé. Pour la première fois, dans la catégorie poussins, une fille battait le record du 800 mètres sur piste en plein air !
Allongée sur son lit, Chloe ressent encore, dans son corps, cette douleur voluptueuse, mélange d’adrénaline et de stress. Elle n’ignore pas que sans le concours empressé de David elle n’aurait jamais pu réaliser une telle carrière.
Chloé se souvient de leur première rencontre un dimanche après midi au stade municipal. Elle se tenait debout sur la touche du terrain de football. Elle venait supporter son frère, avant centre de l’équipe des Marais, surnom familier donné par les résidents de Contis à leur bourgade. David l’avait abordé par un joyeux « Salut, Chloe » auquel elle n’avait pas répondu. Il l’avait toujours impressionnée. Le meilleur ami de son frère se trouvait planté là tout près. Elle sentait son souffle puissant effleurer son visage. Il portait un magnifique survêtement de couleur noire, aux rayures orange. Comme elle se murait dans un silence timide, il lui avait demandé d’un ton badin, un sourire sur les lèvres : « Alors comme ça tu te passionnes pour le demi-fond. » Chloe avait acquiescé de la tête. Encouragé par ce mouvement à peine perceptible il avait ajouté : « C’est une rude discipline le 800 mètres... Mais si tu le souhaites, tu peux me rejoindre au club d’athlétisme de Mézos. On verra ce que tu sais faire. » Elle n’avait pas desserré les dents.
Mais Chloe se rappelle, encore, la dernière phrase de David. Elle l’avait piquée au vif. Que croyait-il ? Qu’elle était incapable de courir ? Savait-il qu’elle parcourait toutes les semaines, une dizaine de kilomètres. Entre les chemins de sable, et les vastes dunes vierges, elle filait, pieds nus, le long de la cote landaise.
Encouragée par son père ravi de la voir prise en main par David, coach chevronné, elle accepta sa proposition. Elle s’exerçait avec passion. Pourtant, à dix ans, aujourd’hui l’âge de sa fille, son corps frêle et fragile endurait en silence un entrainement rigoureux. Elle souffrait le martyre. Mais elle ne se plaignait guère. Elle désirait tant réaliser son rêve : battre le record de France de Patricia Djaté en 1999 lors des internationaux de Gand. Alors elle suivait à la lettre les recommandations de David. Elle exécutait inlassablement les mouvements qu’il lui enseignait. « Tiens le torse, bien droit ». « Monte tes coudes, loin derrière le dos ». « Attaque la piste franchement ». À chaque injonction, David joignait les gestes à la parole. Il tirait sur ses bras, lui massait les adducteurs quand elle avait trop forcé. Et lorsqu’épuisée, au bord de l’effondrement elle voulait tout abandonner, il lui répétait qu’il n’existait aucune morphologie singulière pour gagner un 800 mètres. Seuls l’endurance, la résistance, ainsi qu’un savoir-faire tactique constituaient l’essentiel de la préparation. « Tu as l’étoffe d’une championne ! Mais tu dois cultiver ta puissance physique et mentale. » C’est pourquoi David se montrait si dur avec elle.
Et ce programme se révéla productif. À onze ans, elle avait gagné sa première course et sa première coupe.
Elle enchaina les épreuves. Aux premiers meetings au cours desquels elle défendait bec et ongles son titre de championne, et portait haut les couleurs landaises, succédèrent les rencontres interclubs. Elle aimait l’ambiance festive et bon enfant qui entourait ces manifestations. Les haut-parleurs égrenaient le nom des athlètes. La musique parfois un peu ringarde accompagnait les spectateurs pendant qu’ils prenaient place sur des gradins de fortune. Et surtout ce moment intense lorsque tout s’arrêtait. Alignée debout sur la ligne de départ au milieu des autres coureuses, Chloe attendait avec impatience l’instant où donner la pleine puissance de sa vitesse. La rumeur des supporters lui parvenait étouffée comme si elle respirait à travers une bulle de coton. Elle revoyait le visage rempli d’espoir de son père, celui de son frère moqueur, mais tellement fier de ses performances. Elle ne les décevrait pas encore cette fois-ci. Elle allait gagner, gagner encore pour accéder aux prochaines rencontres. Puis elle s’élançait et se rabattait, au premier repère, devant ses adversaires le long de la corde. Elle appliquait à la lettre les enseignements de David. Il serait le premier à la féliciter, le premier à la serrer dans ses bras, à la porter en triomphe...
Les récompenses s’amoncelèrent. Les coupes trônaient fièrement sur la grande étagère dans sa chambre.
Puis elle changea de catégorie. Chloe allait bientôt intégrer les juniors et plus tard les séniors. Il s’en suivit une accélération des rencontres. Les stades se métamorphosaient en véritables scènes de spectacles aux décors urbains. Les athlètes se comportaient différemment. Ils parlaient d’autres langues et semblaient plus professionnels. Les sponsors apparurent. Ils s’étalaient à longueur de panneaux publicitaires, vantant les bienfaits et les valeurs du sport. Respect. Tolérance. Courage. Elle détestait les longs trajets en autobus, les soirées passées dans des chambres d’hôtel, les week-ends hors du cocon familial. Elle rêvassait en attendant la compétition du lendemain. Elle éprouvait les transformations irréversibles de son corps. Alors elle songeait à ses nombreuses escapades enfantines au milieu des marais où à l’automne les oiseaux trouvaient refuge.
Puis une nuit, comme tombé du ciel, un aigle noir vint se poser sur son lit. Elle sentit le souffle du battement de ses ailes sur ses épaules. Elle éprouva un sentiment de honte face à son bec orange et étrange.
Les entrainements devenaient insoutenables. Ils entravaient son épanouissement personnel. Elle souhaitait sortir avec ses amies, mais cela devenait de plus en plus complexe à gérer. Tolérance. Courage. Respect : elle ne supportait plus ce mot de sept lettres dont les quatre dernières claquaient comme un coup de fusil. Comme une morsure infligée par un bec !
Chloe se transformait irrémédiablement. Sa morphologie devenait plus puissante, mais en même temps plus féminine. Elle ne cessait de penser à cet aigle noir qui lui rendait visite chaque nuit et la laissait épuisée, confuse.
Elle échouait souvent au pied des podiums.
Alors pour soulager sa douleur elle se mit à consommer des anxiolytiques. Une sorte de message de détresse enfoui dans une bouteille jetée à la mer, au milieu de cet océan qu’elle chérissait tant.
Puis elle déserta les entrainements, échoua de plus en plus souvent aux tests de sélection et fut définitivement écartée de toutes compétitions.
Seules quelques coupures de journaux, des photos, demeurèrent accrochées aux murs des vestiaires. Ils abritaient les derniers vestiges d’une folle épopée et les performances précoces d’une petite reine des 800 mètres. Une époque révolue où le Maire de Contis les Marais félicitait chaleureusement une princesse au pieds nus , au talent exceptionnel...Il y a si longtemps.
On frappe à sa porte.
Chloe essuie une larme, détourne enfin son regard de la coupe sur l’étagère. Une brise légère aux senteurs marines effleure les rideaux de sa chambre. Elle réajuste sa tenue et lance d’un ton enjoué à sa fille : « Tu peux entrer, ma chérie ».
Mathilde pose sur le sol son sac de sport aux couleurs de la Ligue féminine de Handball et de Butagaz. Son club à Mézos. Elle se jette dans les bras de sa mère, l’embrasse et lui dit : « Ce soir, on joue en finale contre les filles de Mimizan. Je compte sur toi. »
Puis, elle se détache de sa mère, et juste avant de disparaitre complètement de son champ de vision, Mathilde se retourne et murmure : « Je t’aime maman ».