La maison de retraite Roberta Lucinda allait compter désormais et sous peu, en ses murs, une centenaire : Varinia Xiomara Rodriguez-Ferreira, du moins la prétention d’une stagiaire du centre suite à quelques recherches dans le registre national des naissances du Chili. Une première, une antique dame du patelin ayant presqu’un siècle, cela serait fêtée dignement. Elle avait alors 99 ans, 11 mois et 27 jours de vécue depuis sa naissance.
Varinia Xiomara Rodriguez-Ferreira était une force de la nature, jamais malade, jamais vue le médecin de sa vie. Elle transportait son bois en fagots sur les épaules pour son feu de Toconao, seul combustible disponible au quotidien sur l’altiplano, dans l’âtre de sa chaumine et ce, jusqu’à tout récemment. Elle sourdait de son caveau munie d’une échoppe d’argent ternie, tous les jours sans nécessité d’une canne pour déambuler. Ses pas sûrs, la démarche altière. Mme puisait de l’eau de source du sommet de la colline chaque jour, le secret de sa longévité disait-elle. Aucun doute là-dessus, elle fêterait son anniversaire en grandes pompes dans 4 jours.
Les préparations du bourg allaient bon train en vue de la célébration de la jubilaire de l’année. Monsieur le maire pavoisait à propos de l’air pur des cimes de Pueblo Hundido, lui impétrant toutes sortes de vertus thérapeutiques. Quant à la flotte provenant des sources des hauteurs, il n’y avait pas plus immaculée et exemptes de toutes impuretés possibles, selon Monsieur le Curé Gomez, même qu’il s’en servait pour ses burettes à l’église. Quant au médecin, Dr Julio-José Mendez-Rosario, il n’hésitait pas à clamer en culminant que, Mme Rodriguez-Ferreira serait bientôt la centenaire la plus en forme du Chili et veillerait personnellement au grain au sujet de sa santé.
Toutefois le destin ne l’entendait pas ainsi. À moins de 2 jours de la commémoration, l’héritière de la bonne constitution incarnée, contracta une forte fièvre en allant puiser l’eau dans l’air frisquet, sinon glacial du piton rocheux. La rombière dans un soucis de se pavaner dans sa plus belle présentation, s’était munie de son châle troué afin de souligner sa beauté et sa fierté, malgré l’âge. Des citoyens alertèrent le Dr Julio-José Mendez-Rosario. Accourant au chevet de la presque centenaire il diagnostiqua, de facto, une simple bronchite. Rien de sérieux, disait-il de son ton le plus circonspect et pondéré.
Afin de ne prendre aucun risque, Monsieur le curé chanta une messe en l’honneur de la dame et demanda au Seigneur de la soulager de son pouvoir guérisseur. Monsieur le Maire alla quérir lui-même, à pieds, les médicaments prescrits, à travers la vallée dans une pharmacie respectables des environs.
Sauf que la situation de Varinia Xiomara Rodriguez-Ferreira ne cessait de dégénérer à vitesse grand V. Le village inquiet, voire perplexe. Peut-être n’aurait-elle jamais 100 ans ? Ce serait une catastrophe pour le village, d’autant plus qu’un journaliste réputé de Santiago, le grand Felipe, ferait le déplacement, soulignant au passage toutes les caractéristiques uniques du village, une gloire inespérée pour les citoyens; peut-être que cette fortune ne repasserait plus de sitôt.
La télévision nationale rapportait dans sa deuxième édition que : Une surmortalité hivernale record surpassait toutes les statistiques à ce jour. L’agresseur identifié en grandes pompes – la grippe pernicieuse. De fait, l'alerte lancée dès le mois de février et dont la confirmation ne faisait plus aucun doute par l'Institut de veille sanitaire (InVS). Particulièrement féroce envers les personnes âgées, une condamnation presque. La maladie induisait un état de faiblesse générale qui conduisait l'organisme à « décompenser » en développant rapidement d'autres pathologies cardiaques ou respiratoires mortelles. L’arrêt de mort presque signé pour cette pauvre quasi-décomptée. Il ne fallait pas qu’elle meure avant le 31 mars. La réputation de la commune beaucoup trop importante.
L'une des souches de grippe en circulation cet hiver, H3N2, peu habituelle et semble-t-il plus agressive dans les conversations de tavernes. La population privée d’une bonne immunité, encore moins les séniors, même ceux les plus résistants - Varinia Xiomara Rodriguez-Ferreira, sans doute une des preuves vivantes condamnées par ces affres de cette grippe ravageuse.
Alors qu’aucun vaccin ne pouvait lui venir en aide, Dr Julio-José Mendez-Rosario fourbit ses armes. La virulence de l’offenseur n’aurait d’égal que la détermination du praticien de prolonger la vie de sa patiente au-delà du chiffre symbolique du siècle.
La fièvre soudaine oscillait à présent entre 41 °C et 43 °C. Le disciple d’Esculape trempa l’apyrétique dans une baignoire remplie de glaçons afin de faire diminuer la température interne. Des toux soudaines éclatèrent, intenses et vigoureuses jumelées avec un mal de gorge carabiné, des douleurs musculaires et articulaires s’intensifiant de manière spectaculaire et de la fatigue extrême ; rien ne semblait arrêter l’affermissement de l’affliction et de l’indolence de la protégée du Dr Mendez-Rosario.
Puis, un léger soubresaut d’espoir à une journée du centenaire. Le généraliste devisait à qui voulait l’entendre, lui, un sauveur incarné. Monsieur le curé exprimait hors de tout doute – sa Foi inébranlable - que la Bonté Divine l’imprégnait de l’albédo d’une grâce immaculée dans le ceint couronné de la Vierge Marie. Le maire ventait pour sa part, la qualité des médicaments transportés en toute hâte, se réclamant de la guérison à venir.
Vers 23h20 cette nuit-là, Varinia Xiomara Rodriguez-Ferreira replongeait de nouveau dans les abimes de la maladie et la souffrance perverse. La grippe, presque douée d’une personnalité à elle seule, à la fois persévérante et ignoble envers cette vieille. Le cœur s’arrêta une première fois. Un vigoureux massage prodigué par Dr Mandez-Rosario la ramena momentanément à la vie. Puis, un autre arrêt cardiaque inopiné succéda le premier. Même traitement, sauf que l’arrêt cardiaque et respiratoire dura au moins 3 minutes. Un soulagement collectif emplit la pièce lorsqu’elle retourna au monde des vivants. Pendant un temps, on put conclure faussement que le pire était passé. Jamais deux sans trois, dira-t-on.
Dr Julio-José Mendez-Rosario eut beau y mettre toute l’intensité qu’il le pouvait contre la cage thoracique de la pauvre mémé, au point de lui casser deux côtes du sternum, cependant cette dernière passa au trépas définitif. Il était 23H57.
Dans les jours suivants, la rumeur s’éleva au faîte et à l’effet que le Dr Mendez-Rosario n’était ni plus ni moins, un médecin incompétent et brutal, que les médicaments apportés par le maire étaient sans doute frelatés et inefficaces ou que le curé était un athée de première. D’autres citoyens prétendirent que l’horloge du dispensaire retardait d’au moins 5 bonnes minutes alors que paradoxalement d’autres estimaient que même si elle avait survécu au-delà de minuit ou tout juste après, les arrêts cardiaques ne comptaient pas comme des instants d’existence. Un jeune garçon fit l’observation que si le calendrier avait été un mois de 30 jours, elle aurait eu 100 années, cela ne calma personne. Les esprits s’échauffèrent et des bagarres sanglantes éclatèrent au cœur du village estomaqués par tant de passions.
Le Grand Felipe, le journaliste émérite, rédigea un reportage sur le village au grand détriment de la population locale. Il rapportait dans son article le décès de deux personnes pendant la bagarre et la violence qui sévissait dans ce petit hameau de la Cordillère des Andes.
Incidemment, on apprit plus tard, que la stagiaire s’était fourvoyée. Varinia Xiomara Rodriguez-Ferreira n’avait que 98 ans, tout comme sa jumelle habitant Santiago.