Isabelle venait de prendre ses fonctions. Cheffe de bureau du deuxième étage de la Société TECNIM@S, une entreprise de pointe dans l’activité des semi-conducteurs et du matériel de haute précision en robotique.
Elle avait obtenu ce poste après de longs entretiens, de tests techniques et la soutenance d’un oral devant un jury composé de membres de la Direction. Les questions avaient été pointues, et parfois vicieuses, mais elle s’attendait à ce qu’on essaie de la déstabiliser. Le poste était alléchant, il fallait s’arracher.
Isabelle crut en sa destinée, elle qui avait toujours été plus une « looser » qu’une battante, se survolta et réussit à convaincre tout ce beau monde qu’elle était la femme de la situation.
« Ce jour sera le mien » s’était-elle dit. Elle ne lâcha rien et sortit du dernier entretien avec une culotte mouillée, des sueurs froides, les mains moites et la bouche sèche.
Quand on lui annonça qu’elle était engagée, elle se servit un martini gin. Elle avait donné le change, mais elle savait qu’au fond d’elle-même, elle était loin d’être ce qu’elle avait fait paraître.
Et en effet, sa prise de fonction ne fut pas facile. Le personnel du deuxième étage était composé d’une majorité d’éléments masculins, hormis deux secrétaires, les quinze autres membres de l’équipe étaient des hommes, plus machos les uns que les autres, avec leur chef de file, Max Logan qui occupait le bureau en face du sien. Il ne manquait pas une occasion de lui montrer qu’elle n’était qu’une femme, donc du sexe faible, et sans l’affronter directement, il arborait la supériorité supposée de l’homme sur la femme, à la limite du ridicule, qui heureusement pour lui ne tuait pas.
Des mots anonymes parvenaient sur le bureau d’Isabelle, ils faisaient toujours allusion à la gent féminine qui ferait mieux de s’occuper de leur cuisine et de leurs enfants plutôt que d’essayer de porter la culotte dans le monde des hommes. On se serait cru dans les années cinquante, et surtout, Isabelle souriait malgré elle, elle n’avait pas d’enfants, même si une cuisine occupait son appartement.
La mission de motiver l’équipe devenait chaque jour plus dure. Les réunions n’étaient que des pauses café enrobées de blagues douteuses. Sans soutien, Isabelle était sur le point d’abdiquer, quand...
... la Direction proposa une journée « saut à l’élastique » afin de motiver et d’apporter une meilleure cohésion à l’équipe du deuxième étage. Isabelle, en tant que responsable, devait donner son accord. Elle consulta ses collaborateurs, et tous les membres, à l’exception des deux secrétaires, furent partants pour ce challenge.
Isabelle n’eut d’autre solution que d’accepter.
Rentrée chez elle, elle se versa un verre de gin, s’étendit sur son canapé, ferma les yeux et se retint de pleurer ; elle avait beaucoup de phobies, mais l’une des pires était la peur du vide, aussi loin qu’elle pouvait remonter, le vertige l’avait toujours habitée. Elle n’avait jamais pris l’avion, même son appartement avait été choisi au rez-de-chaussée.
Le samedi maudit approchait. Isabelle pensa à faire appel à son médecin pour un arrêt-maladie, mais elle savait que son absence serait perçue par l’équipe du deuxième étage comme une désertion ; son crédit déjà si peu crédible s’en terminerait là.
Le car climatisé roulait sur les routes sinueuses du Vercors. Hormis le chauffeur, une grande brune, Isabelle était la seule femme de l’équipe, les deux secrétaires s’étaient désistées.
Le Pont du Pendu était impressionnant, il enjambait un torrent où les rochers dominaient l’eau peu abondante de ce début d’été. Les sauts des employés se succédèrent avec des « hourras » et des applaudissements. Arriva le tour de Max Logan, harnaché, il monta sur le parapet, inspira, et au moment où tous croyaient qu’il allait sauter, il recula, revint sur le pont, et dans un tremblement terrible, il s’écrasa face au sol en poussant un cri, une sorte de prière exhortant le ciel et implorant le pardon d’un dieu inconnu.
- Je ne peux pas, je ne peux pas !
Le moniteur s’approcha de lui, sous les yeux de l’assistance médusée, il lui colla une paire de gifles. Max sortit de sa crise, se leva et prit la direction du bus, puis il se ravisa, revint sur ses pas et resta derrière l’assemblée. Par respect ou par pudeur, personne ne se retourna.
Le moniteur annonça qu’il valait mieux arrêter les sauts. Un murmure approbateur s’éleva dans l’assistance. C’est alors qu’Isabelle s’avança, et, d’une voix ferme, déclara :
- Je ne pense pas que nous allons en rester là, ceux qui ne veulent pas sauter ne sauteront pas, mais pour ma part, je vais le faire.
Le ton de sa voix et le regard qu’elle lança au moniteur étaient sans appel. Deux minutes plus tard, elle était harnachée. Elle monta sur le parapet. Un grand vide se fit autour d’elle, par devant face au torrent, cent mètres plus bas, par derrière, ses collègues n’existaient plus, ils avaient été happés par le silence et le vide, une sorte d’espace irréel.
Ce qui s’offrait à elle s’apparentait au plus terrible des vertiges, un trou béant dans le néant. Elle ferma les yeux et, instantanément, les épisodes qui lui avaient pourri la vie défilèrent (pipi au lit avec les moqueries de ses frères, bégaiement à son premier entretien d’embauche, amoureuse du beau Serge qui lui avait proposé de sortir avec elle au bal de fin d’année, et bêtement, elle avait refusé...) Des points blancs lui picotèrent les yeux, elle ouvrit ses paupières et, sous l’éblouissement du soleil, elle aperçut un papillon blanc aux ailes mouchetées de taches noires, il virevoltait à quelques centimètres d’elle. Elle tendit la main pour l’attraper, mais le lépidoptère s’éloigna, Isabelle renoua sa tentative de capture d’insecte, et son pied toucha le vide, tout son corps oscilla, un peu en avant, un peu en arrière, ce fut l’avant qui gagna et le vide l’avala, elle fonça vers le torrent à une vitesse vertigineuse. La terre et les rochers allaient pour sûr la fracasser, à quelques mètres de sa course descendante, elle ferma les yeux, son heure était venue. C’est alors qu’une force extrême la remonta, elle ouvrit les yeux et vit la terre s’éloigner à vitesse grand V. Maintenant, c’était vers la pierre du pont qu’elle allait s’écraser. Mais non, arrivée à quelques mètres du parapet, elle reprit le chemin de la descente ; bientôt, tous ces allers et retours devinrent un véritable bonheur, elle volait comme un oiseau, mais seulement de bas en haut.
Un fois détachée, elle se blottit contre un rocher, ennemi d’hier, ami d’aujourd’hui. Les jambes étaient un peu flagada. Soudain, un petit papillon vint se poser sur une fleur violette, c’était le sien. Il faisait virevolter ses ailes blanches tachetées.
Elle s’en approcha et lui souffla, dans un murmure :
- Merci petit papillon.
Le retour, dans le bus, se fit dans un silence de cathédrale.
Le lendemain, au bureau, Isabelle alla voir Max.
- Ecoutez-moi, l’histoire du saut à l’élastique, ce n’est qu’une idée de notre Direction, sauter ou ne pas sauter, ce n’est qu’un geste qui ne change pas grand-chose, vous faites du bon boulot, vos résultats sont là, et pour moi, c’est le principal. De plus, je vais vous avouer que moi aussi, j’ai une sainte horreur du vide, j’ai le vertige dès que je suis sur un escabeau. Je ne dis pas ça pour vous consoler, mais parce que c’est vrai.
Trois jours après, Max lui proposa d’aller refaire un saut à l’élastique. Isabelle accepta.
Elle sauta, il sauta. Sur le chemin du retour, Max était enthousiaste :
- C’est le deuxième étage qui va être épaté.
- Chut, dit Isabelle, autant que cela reste un secret entre nous. Vous n’avez rien à leur prouver, la seule personne à convaincre, c’est vous. L’année prochaine, je vais demander à la Direction un nouveau saut à l’élastique. Si je leur dis que c’est pour la cohésion et la performance de l’équipe, on ne pourra pas me le refuser.
Max se tourna vers elle et il put apercevoir un tatouage sur l’épaule d’Isabelle : un papillon blanc moucheté de petits points noirs.
Elle avait obtenu ce poste après de longs entretiens, de tests techniques et la soutenance d’un oral devant un jury composé de membres de la Direction. Les questions avaient été pointues, et parfois vicieuses, mais elle s’attendait à ce qu’on essaie de la déstabiliser. Le poste était alléchant, il fallait s’arracher.
Isabelle crut en sa destinée, elle qui avait toujours été plus une « looser » qu’une battante, se survolta et réussit à convaincre tout ce beau monde qu’elle était la femme de la situation.
« Ce jour sera le mien » s’était-elle dit. Elle ne lâcha rien et sortit du dernier entretien avec une culotte mouillée, des sueurs froides, les mains moites et la bouche sèche.
Quand on lui annonça qu’elle était engagée, elle se servit un martini gin. Elle avait donné le change, mais elle savait qu’au fond d’elle-même, elle était loin d’être ce qu’elle avait fait paraître.
Et en effet, sa prise de fonction ne fut pas facile. Le personnel du deuxième étage était composé d’une majorité d’éléments masculins, hormis deux secrétaires, les quinze autres membres de l’équipe étaient des hommes, plus machos les uns que les autres, avec leur chef de file, Max Logan qui occupait le bureau en face du sien. Il ne manquait pas une occasion de lui montrer qu’elle n’était qu’une femme, donc du sexe faible, et sans l’affronter directement, il arborait la supériorité supposée de l’homme sur la femme, à la limite du ridicule, qui heureusement pour lui ne tuait pas.
Des mots anonymes parvenaient sur le bureau d’Isabelle, ils faisaient toujours allusion à la gent féminine qui ferait mieux de s’occuper de leur cuisine et de leurs enfants plutôt que d’essayer de porter la culotte dans le monde des hommes. On se serait cru dans les années cinquante, et surtout, Isabelle souriait malgré elle, elle n’avait pas d’enfants, même si une cuisine occupait son appartement.
La mission de motiver l’équipe devenait chaque jour plus dure. Les réunions n’étaient que des pauses café enrobées de blagues douteuses. Sans soutien, Isabelle était sur le point d’abdiquer, quand...
... la Direction proposa une journée « saut à l’élastique » afin de motiver et d’apporter une meilleure cohésion à l’équipe du deuxième étage. Isabelle, en tant que responsable, devait donner son accord. Elle consulta ses collaborateurs, et tous les membres, à l’exception des deux secrétaires, furent partants pour ce challenge.
Isabelle n’eut d’autre solution que d’accepter.
Rentrée chez elle, elle se versa un verre de gin, s’étendit sur son canapé, ferma les yeux et se retint de pleurer ; elle avait beaucoup de phobies, mais l’une des pires était la peur du vide, aussi loin qu’elle pouvait remonter, le vertige l’avait toujours habitée. Elle n’avait jamais pris l’avion, même son appartement avait été choisi au rez-de-chaussée.
Le samedi maudit approchait. Isabelle pensa à faire appel à son médecin pour un arrêt-maladie, mais elle savait que son absence serait perçue par l’équipe du deuxième étage comme une désertion ; son crédit déjà si peu crédible s’en terminerait là.
Le car climatisé roulait sur les routes sinueuses du Vercors. Hormis le chauffeur, une grande brune, Isabelle était la seule femme de l’équipe, les deux secrétaires s’étaient désistées.
Le Pont du Pendu était impressionnant, il enjambait un torrent où les rochers dominaient l’eau peu abondante de ce début d’été. Les sauts des employés se succédèrent avec des « hourras » et des applaudissements. Arriva le tour de Max Logan, harnaché, il monta sur le parapet, inspira, et au moment où tous croyaient qu’il allait sauter, il recula, revint sur le pont, et dans un tremblement terrible, il s’écrasa face au sol en poussant un cri, une sorte de prière exhortant le ciel et implorant le pardon d’un dieu inconnu.
- Je ne peux pas, je ne peux pas !
Le moniteur s’approcha de lui, sous les yeux de l’assistance médusée, il lui colla une paire de gifles. Max sortit de sa crise, se leva et prit la direction du bus, puis il se ravisa, revint sur ses pas et resta derrière l’assemblée. Par respect ou par pudeur, personne ne se retourna.
Le moniteur annonça qu’il valait mieux arrêter les sauts. Un murmure approbateur s’éleva dans l’assistance. C’est alors qu’Isabelle s’avança, et, d’une voix ferme, déclara :
- Je ne pense pas que nous allons en rester là, ceux qui ne veulent pas sauter ne sauteront pas, mais pour ma part, je vais le faire.
Le ton de sa voix et le regard qu’elle lança au moniteur étaient sans appel. Deux minutes plus tard, elle était harnachée. Elle monta sur le parapet. Un grand vide se fit autour d’elle, par devant face au torrent, cent mètres plus bas, par derrière, ses collègues n’existaient plus, ils avaient été happés par le silence et le vide, une sorte d’espace irréel.
Ce qui s’offrait à elle s’apparentait au plus terrible des vertiges, un trou béant dans le néant. Elle ferma les yeux et, instantanément, les épisodes qui lui avaient pourri la vie défilèrent (pipi au lit avec les moqueries de ses frères, bégaiement à son premier entretien d’embauche, amoureuse du beau Serge qui lui avait proposé de sortir avec elle au bal de fin d’année, et bêtement, elle avait refusé...) Des points blancs lui picotèrent les yeux, elle ouvrit ses paupières et, sous l’éblouissement du soleil, elle aperçut un papillon blanc aux ailes mouchetées de taches noires, il virevoltait à quelques centimètres d’elle. Elle tendit la main pour l’attraper, mais le lépidoptère s’éloigna, Isabelle renoua sa tentative de capture d’insecte, et son pied toucha le vide, tout son corps oscilla, un peu en avant, un peu en arrière, ce fut l’avant qui gagna et le vide l’avala, elle fonça vers le torrent à une vitesse vertigineuse. La terre et les rochers allaient pour sûr la fracasser, à quelques mètres de sa course descendante, elle ferma les yeux, son heure était venue. C’est alors qu’une force extrême la remonta, elle ouvrit les yeux et vit la terre s’éloigner à vitesse grand V. Maintenant, c’était vers la pierre du pont qu’elle allait s’écraser. Mais non, arrivée à quelques mètres du parapet, elle reprit le chemin de la descente ; bientôt, tous ces allers et retours devinrent un véritable bonheur, elle volait comme un oiseau, mais seulement de bas en haut.
Un fois détachée, elle se blottit contre un rocher, ennemi d’hier, ami d’aujourd’hui. Les jambes étaient un peu flagada. Soudain, un petit papillon vint se poser sur une fleur violette, c’était le sien. Il faisait virevolter ses ailes blanches tachetées.
Elle s’en approcha et lui souffla, dans un murmure :
- Merci petit papillon.
Le retour, dans le bus, se fit dans un silence de cathédrale.
Le lendemain, au bureau, Isabelle alla voir Max.
- Ecoutez-moi, l’histoire du saut à l’élastique, ce n’est qu’une idée de notre Direction, sauter ou ne pas sauter, ce n’est qu’un geste qui ne change pas grand-chose, vous faites du bon boulot, vos résultats sont là, et pour moi, c’est le principal. De plus, je vais vous avouer que moi aussi, j’ai une sainte horreur du vide, j’ai le vertige dès que je suis sur un escabeau. Je ne dis pas ça pour vous consoler, mais parce que c’est vrai.
Trois jours après, Max lui proposa d’aller refaire un saut à l’élastique. Isabelle accepta.
Elle sauta, il sauta. Sur le chemin du retour, Max était enthousiaste :
- C’est le deuxième étage qui va être épaté.
- Chut, dit Isabelle, autant que cela reste un secret entre nous. Vous n’avez rien à leur prouver, la seule personne à convaincre, c’est vous. L’année prochaine, je vais demander à la Direction un nouveau saut à l’élastique. Si je leur dis que c’est pour la cohésion et la performance de l’équipe, on ne pourra pas me le refuser.
Max se tourna vers elle et il put apercevoir un tatouage sur l’épaule d’Isabelle : un papillon blanc moucheté de petits points noirs.