Firmin vivait au bord du marais de Kaw(1). Au moment où commence cette histoire il devait avoir dix ans. Et ce qu'aimait le ti moun – car c'est ainsi que l'on appelle les enfants en Guyane- c'était aller à la pêche, le matin: alors qu'il faisait encore nuit et que les zébus continuaient d'ébranler de leurs beuglements la montagne Favard toute proche, seul, il se glissait dans sa pirogue puis filait au cœur du marais entre jacinthes et nénuphars. Il aurait certes bien aimé que son père l'accompagne, qu'il puisse se blottir contre son épaule, plonger de concert leur ligne dans l'eau ou s'abriter ensemble sous la grande cape quand ils auraient été surpris par l'orage tropical. Mais l'homme ignorait les désirs profonds de son jeune fils qui avait renoncé à solliciter pareille faveur.
Ce matin là, Firmin, comme à son habitude, prit place dans le bateau de bois épais et disparut derrière les moukou moukou (2). Le marais bruissait des mille et un cris d'une faune que la lune ne parvenait à effaroucher. Elle était pleine et sa blancheur ne manquait pas d'éclairer ce paysage grouillant de vie. L'enfant connaissait tous les chenaux, en leurs moindres détours. Il navigua ainsi jusqu'au lever du jour, pour s'arrêter enfin quand terre et eau, se confondant dans le fouillis inextricable des lianes et des ficus, lui firent obstacle. Et avant que de sortir fils et appâts, il se dressa sur ses jambes pour voir monter le soleil par dessus la cime des arbres.
Le disque était un rond parfait, d'un jaune feutré, se posant sur sa peau comme une caresse. Il s'élevait de derrière ce rideau de verdure, là, à quelques mètres: Firmin n'aurait eu qu'à tendre le bras pour le toucher et, pourquoi pas, lui voler un peu de sa douceur. Il enjamba la pirogue et mit pied à terre. S'il s'avançait de quelques pas, il pourrait sans doute le saisir. Oh, certes pas tout entier, mais au moins en prendre un morceau, juste un petit morceau. Il ne savait pas si cela était permis ou si d'autres enfants avaient ainsi réussi à l'approcher, ce gros soleil qui mettait un malin plaisir, tous les jours, à surgir impromptu de la forêt. Mais Firmin venait de se décider à l'instant: il irait vers ce coin de terre d'où chaque matin il s'extirpe; et il en cassera un bout qu'il cachera, après son retour, en un endroit seulement connu de lui ! Il attacha son bateau et s'engagea bravement sur la terre ferme. Sans exagération, il se sentait prêt à l'exploit.
Cela faisait un long moment qu'il marchait. Le soleil avait profité de ce temps d'efforts pour monter encore plus haut dans le ciel. Et puis la forêt ne se laisse pas facilement pénétrer. Les wapas (3) dressaient devant l'enfant une barrière à peine franchissable. Ses petits pieds souffraient à enjamber les racines qui s'étalaient tels de monstrueux reptiles pétrifiés. Il fallait aussi écarter les lianes, repousser les palmes hostiles et comme se creuser un tunnel dans le sous-bois. La terre crissait sous les pas du garçon. Les babounes (4) hurlaient au faîte des arbres, les aras (5) poussaient leurs cris rauques comme autant de menaces. Poussé par on ne sait quelle force, il se dressa, écartant ses bras à mi-hauteur et se mit à crier. Comme par enchantement, le vacarme de la forêt s'arrêta: les singes se murèrent dans le silence, les arbres cessèrent de s'agiter, et le vent s'apaisa. Firmin ne tremblait plus. La nuit venait de tomber -elle tombe vite sous ces latitudes- mais il n'avait pas peur. Il n'avait même pas faim, bien qu'il n'ait rien mangé de la journée. Il se nicha contre le tronc d'un cèdre-cannelle fort odorant. Il lui faudra probablement marcher encore un jour, mais demain, c'est sûr, il attrapera ce morceau de soleil tant convoité. Et il s'endormit dans la certitude de son invincibilité.
Firmin sursauta. Il faisait encore nuit lorsqu'il s'éveilla. Il inspecta les lieux et malgré l'obscurité à peine délitée par un frêle rayon de lune, écarquillant les yeux, il entrevit la direction qu'il allait prendre: là, droit devant. Il s'enhardit et se remit à la course; pourtant à chaque enjambée il trébuchait, heurtait les racines, se déchirait la peau aux épines des palmes, meurtrissant sa chair à l'entame des branches. Le jour allait poindre. Firmin se dit qu'il devait hâter le pas. Il devinait mieux à présent les obstacles, marchant avec hardiesse et faisant fi de la douleur. C'est alors que le soleil osa se montrer. Il n'était encore qu'une corde tendue, à peine l'ébauche d'une circonférence tout juste visible au bas des frondaisons. Firmin en avait la certitude: il touchait au but, et allait enfin réaliser son rêve. Il accéléra sa marche plus décidé que jamais. Il lui sembla dès lors qu'il volait dans les airs, tant son pas était agile et preste: il bondissait, il sautait, se glissant tel un félin dans le labyrinthe végétal.
Un roulement, parfois sourd parfois claquant, se répétait infiniment, mélopée insatiable d'elle même. L'air exhalait des effluves inhabituelles, âcres et douces à la fois, comme chargées d'une acidité qui flattait son odorat. Firmin venait de comprendre: le soleil s'apprêtait à sortir de la forêt et tous ces bruits, toutes ces senteurs étaient la marque de ses préparatifs. Le jour commençait à blanchir les cieux. Le garçon devait se hâter pour se saisir de l'astre juste au moment où celui-ci surgirait. Il redoubla d'effort dans sa marche. Le bruit se renforçait. Le roulement devint grondement. Encore quelques mètres, encore quelques pas; le rugissement devint assourdissant, hurlant des mots de terreur dans une langue inconnue.
Firmin se trouva comme projeté d'un coup hors de la forêt. Il faisait presque plein-jour. Il s'avança. Le sol était de sable. Devant lui s'étendait une immensité liquide. Il se pencha pour s'abreuver, mais dut recracher l'eau tant elle était salée. Bien étrange étang se dit-il, tandis que là, sous ses yeux, émergeant de ce lac qui paraissait sans limite, disque jaune tremblotant à la surface des eaux, s'étalait le soleil. Mais ce dernier restait toujours hors la portée de Firmin, séparés qu'ils étaient par cette infinitude infranchissable. L'enfant s'assit, effondré ; la tête enfouie dans ses bras croisés, il se mit à pleurer; tout son corps débordait de douleur, la douleur de l'échec : jamais il ne pourrait happer l'astre tant convoité ! Les vagues abandonnaient leur écume sur la rive, le flux et le reflux rythmaient la solitude du jeune garçon sur le visage duquel coulaient toutes les larmes du monde. Une main se posa sur son épaule, une main aux veines saillantes et aux doigts courts: il la reconnut tout de suite. Il se leva d'un bon: « Papa !!!». L'homme lui dit d'une voix posée.
– Mo savé to ké vini ici. Mo té tattende. Nou ké entré caze a. To ké raconté (6)
Et père et fils s'étreignirent comme ils ne l'avaient jamais fait auparavant.
Firmin n'était plus un enfant.
1- Prononcer Kô. Marais situé à l'est de la Guyane à distance de l'Atlantique. Superficie: sept fois celle de Paris.
2- Arbre endémique des marais aux larges feuilles
3- Arbre spécifique de la forêt amazonienne, haut et mince, peu feuillu.
4- Terme créole: désigne les singes hurleurs qui poussent des cris terrifaints pour faire fuir les prédateurs ou avertir leurs congénères du danger
5- Perroquets multicolores et bruyants
6- Je savais que tu viendrais ici. Je t'attendais. Retournons à la maison. Tu vas me raconter
Ce matin là, Firmin, comme à son habitude, prit place dans le bateau de bois épais et disparut derrière les moukou moukou (2). Le marais bruissait des mille et un cris d'une faune que la lune ne parvenait à effaroucher. Elle était pleine et sa blancheur ne manquait pas d'éclairer ce paysage grouillant de vie. L'enfant connaissait tous les chenaux, en leurs moindres détours. Il navigua ainsi jusqu'au lever du jour, pour s'arrêter enfin quand terre et eau, se confondant dans le fouillis inextricable des lianes et des ficus, lui firent obstacle. Et avant que de sortir fils et appâts, il se dressa sur ses jambes pour voir monter le soleil par dessus la cime des arbres.
Le disque était un rond parfait, d'un jaune feutré, se posant sur sa peau comme une caresse. Il s'élevait de derrière ce rideau de verdure, là, à quelques mètres: Firmin n'aurait eu qu'à tendre le bras pour le toucher et, pourquoi pas, lui voler un peu de sa douceur. Il enjamba la pirogue et mit pied à terre. S'il s'avançait de quelques pas, il pourrait sans doute le saisir. Oh, certes pas tout entier, mais au moins en prendre un morceau, juste un petit morceau. Il ne savait pas si cela était permis ou si d'autres enfants avaient ainsi réussi à l'approcher, ce gros soleil qui mettait un malin plaisir, tous les jours, à surgir impromptu de la forêt. Mais Firmin venait de se décider à l'instant: il irait vers ce coin de terre d'où chaque matin il s'extirpe; et il en cassera un bout qu'il cachera, après son retour, en un endroit seulement connu de lui ! Il attacha son bateau et s'engagea bravement sur la terre ferme. Sans exagération, il se sentait prêt à l'exploit.
Cela faisait un long moment qu'il marchait. Le soleil avait profité de ce temps d'efforts pour monter encore plus haut dans le ciel. Et puis la forêt ne se laisse pas facilement pénétrer. Les wapas (3) dressaient devant l'enfant une barrière à peine franchissable. Ses petits pieds souffraient à enjamber les racines qui s'étalaient tels de monstrueux reptiles pétrifiés. Il fallait aussi écarter les lianes, repousser les palmes hostiles et comme se creuser un tunnel dans le sous-bois. La terre crissait sous les pas du garçon. Les babounes (4) hurlaient au faîte des arbres, les aras (5) poussaient leurs cris rauques comme autant de menaces. Poussé par on ne sait quelle force, il se dressa, écartant ses bras à mi-hauteur et se mit à crier. Comme par enchantement, le vacarme de la forêt s'arrêta: les singes se murèrent dans le silence, les arbres cessèrent de s'agiter, et le vent s'apaisa. Firmin ne tremblait plus. La nuit venait de tomber -elle tombe vite sous ces latitudes- mais il n'avait pas peur. Il n'avait même pas faim, bien qu'il n'ait rien mangé de la journée. Il se nicha contre le tronc d'un cèdre-cannelle fort odorant. Il lui faudra probablement marcher encore un jour, mais demain, c'est sûr, il attrapera ce morceau de soleil tant convoité. Et il s'endormit dans la certitude de son invincibilité.
Firmin sursauta. Il faisait encore nuit lorsqu'il s'éveilla. Il inspecta les lieux et malgré l'obscurité à peine délitée par un frêle rayon de lune, écarquillant les yeux, il entrevit la direction qu'il allait prendre: là, droit devant. Il s'enhardit et se remit à la course; pourtant à chaque enjambée il trébuchait, heurtait les racines, se déchirait la peau aux épines des palmes, meurtrissant sa chair à l'entame des branches. Le jour allait poindre. Firmin se dit qu'il devait hâter le pas. Il devinait mieux à présent les obstacles, marchant avec hardiesse et faisant fi de la douleur. C'est alors que le soleil osa se montrer. Il n'était encore qu'une corde tendue, à peine l'ébauche d'une circonférence tout juste visible au bas des frondaisons. Firmin en avait la certitude: il touchait au but, et allait enfin réaliser son rêve. Il accéléra sa marche plus décidé que jamais. Il lui sembla dès lors qu'il volait dans les airs, tant son pas était agile et preste: il bondissait, il sautait, se glissant tel un félin dans le labyrinthe végétal.
Un roulement, parfois sourd parfois claquant, se répétait infiniment, mélopée insatiable d'elle même. L'air exhalait des effluves inhabituelles, âcres et douces à la fois, comme chargées d'une acidité qui flattait son odorat. Firmin venait de comprendre: le soleil s'apprêtait à sortir de la forêt et tous ces bruits, toutes ces senteurs étaient la marque de ses préparatifs. Le jour commençait à blanchir les cieux. Le garçon devait se hâter pour se saisir de l'astre juste au moment où celui-ci surgirait. Il redoubla d'effort dans sa marche. Le bruit se renforçait. Le roulement devint grondement. Encore quelques mètres, encore quelques pas; le rugissement devint assourdissant, hurlant des mots de terreur dans une langue inconnue.
Firmin se trouva comme projeté d'un coup hors de la forêt. Il faisait presque plein-jour. Il s'avança. Le sol était de sable. Devant lui s'étendait une immensité liquide. Il se pencha pour s'abreuver, mais dut recracher l'eau tant elle était salée. Bien étrange étang se dit-il, tandis que là, sous ses yeux, émergeant de ce lac qui paraissait sans limite, disque jaune tremblotant à la surface des eaux, s'étalait le soleil. Mais ce dernier restait toujours hors la portée de Firmin, séparés qu'ils étaient par cette infinitude infranchissable. L'enfant s'assit, effondré ; la tête enfouie dans ses bras croisés, il se mit à pleurer; tout son corps débordait de douleur, la douleur de l'échec : jamais il ne pourrait happer l'astre tant convoité ! Les vagues abandonnaient leur écume sur la rive, le flux et le reflux rythmaient la solitude du jeune garçon sur le visage duquel coulaient toutes les larmes du monde. Une main se posa sur son épaule, une main aux veines saillantes et aux doigts courts: il la reconnut tout de suite. Il se leva d'un bon: « Papa !!!». L'homme lui dit d'une voix posée.
– Mo savé to ké vini ici. Mo té tattende. Nou ké entré caze a. To ké raconté (6)
Et père et fils s'étreignirent comme ils ne l'avaient jamais fait auparavant.
Firmin n'était plus un enfant.
1- Prononcer Kô. Marais situé à l'est de la Guyane à distance de l'Atlantique. Superficie: sept fois celle de Paris.
2- Arbre endémique des marais aux larges feuilles
3- Arbre spécifique de la forêt amazonienne, haut et mince, peu feuillu.
4- Terme créole: désigne les singes hurleurs qui poussent des cris terrifaints pour faire fuir les prédateurs ou avertir leurs congénères du danger
5- Perroquets multicolores et bruyants
6- Je savais que tu viendrais ici. Je t'attendais. Retournons à la maison. Tu vas me raconter