Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Il avait froid, faim et peur. Ses mains crispaient et sa tête débordait. Les poils de son corps érigés comme la crinière d'un tigre forcené, étaient exposés à la furie de l'atmosphère glaciale qui couvait la pénombre dans ce village. Impassible à la poésie des membrures enchevêtrées des arbres alentours, et au ruissèlement du fleuve, il marchait. Tout nu. Rien n'avait d'importance à ses yeux. Même pas la dèche qui a élu domicile dans tout le village ; même pas les petits crabes que ses pieds nus écrasaient au passage et le ciel sombre sans étoiles. Dans son for intérieur un mélange d'horripilation, de commisération et un soupçon d'espoir. Il y avait maintenant une bonne minute, une éternité que l'absence de son besson lui infligeait une de ces vacuités les plus féroces. Le jeunot était une créature à part entière. Contrairement à lui, il avait la tronche proéminente et le visage d'une guenon. Il agissait comme un mongolien, le bras droit ankylosé à l'image d'une vipère en posture d'attaque, les yeux louches et protubérants. Sa laideur et sa vilénie débordantes étaient, loin de susciter des gouailles dans tout le village, l'antre de ses pouvoirs. Il pouvait faire disparaître les oiseaux migratoires des rizicoles et des champs de maïs à coups d'incantations et de paroles magiques fortuites. Faire bouillir l'eau par un tendre coup d'œil ou déplacer un canari, un arbre, une pierre, n'importe quel objet ou être, juste en y posant un regard astucieux et précis. Tout n'avait l'air que d'un heureux hasard jusqu'à la nuit où une crue importune vint l'emporter loin. Loin dans les viscères du fleuve. Et depuis une éternité, plus personne ne le revit. Sagbo avait dû passer péniblement aux oubliettes leurs jeux en connivence. Plus de jeu de paume. Plus de baignade le matin quand l'eau du fleuve commençait à tiédir. Plus de jeu de chandelle. Pus de flânerie dans le village ; plus rien. Tout cela n'est qu'atroce réminiscence non seulement pour Sagbo mais également pour tout le village habitué déjà à leur duo extraordinaire.
Les minutes se suivirent. Les jours se relayèrent à Hêtin-Sota, dans les creux du puits artésien chaud. Plus rien ne dormait. Zintondé et Sagbo se vouaient nuit et jour une complicité sans précédent. Nonobstant l'anomalie de l'un, les deux jeunots n'avaient aucune complexité à s'agripper l'un à l'autre. Ainsi, aux champs, on pouvait les retrouver ensemble. Dans les bois ou à pirogue sur le fleuve, ils partageaient la même perche. Même pendant les jeux de cache-cache, l'un n'abandonnait jamais l'autre. Cependant, maudite crue. Il y avait des jours que la population pressentait les effets désastreux de cette crue montante. Mais cette nuit-là, elle était surprenante. Les deux gamins avaient rejoint le lit un peu plus tôt. Leurs parents avaient, à l'ombre des lubies de ces derniers, construit leur case hors du petit cercle familial que formaient les bicoques sur pilotis. De la même manière que Zintondé avait manifesté une extrême irritation contre le prénom que ses parents eurent voulu lui donner : Zinsou. De coutume, lorsqu'après consultation le cercle de la famille découvrait que la femme portait une grossesse gémellaire, il n'y avait pas trop de polémiques autour du nom des futurs jumeaux. Chacun acceptait malaisément les noms attribués à ces enfants depuis la nuit des temps. Alors, les parents les appelèrent Zinsou et Sagbo. Quand Zintondé était encore un nourrisson, il versait de chaudes larmes et contractait en série une fièvre et une diarrhée chronique quand on le désignait par Zinsou. Lorsqu'il fut en âge de marteler quelques propos, il se leva un jour et dit à ses parents : « Ce n'est pas vous qui m'avez mis au monde, mais moi plutôt qui vous ai mis au monde. C'est à moi de vous dire comment m'appeler et non à vous de me donner un nom. Je ne suis pas Zinsou. Je m'appelle Zintondé. Digne fils de Zinkaka*(espèce de singe à ventre rouge), l'éventail qui sèche la sueur. »
Pour éviter donc un discours similaire, leur case fut construite à deux ou trois coups de pagaie du cercle familial. C'était une sorte de case rectangulaire en bambou, coiffée de pailles. A l'intérieur, deux lits confectionnés à base de claies et de fèces de vache.
La crue était à son comble cette nuit-là. Arborant son manteau périlleux, elle envahit la case en pilotis des garçons. La déracina et la trimballa à la surface du fleuve. A quelques kilomètres, une ardente ondée. Chaque pièce avait commencé à déserter la hutte. Bientôt il ne resta plus que Sagbo que la furie des vagues incomprises a fini par vomir sur la rive de Kézounou. Et ainsi commença les lamentations. Cela n'avait duré qu'une minute. Une petite et vraie minute. Lorsqu'il fit jour, on avait vainement cherché Zintondé dans tous les coins et recoins du village et dans les villages voisins. C'est à la volée d'hirondelles que les choses tournèrent en déroute. Zintondé disparut depuis une minute. Une éternité que son besson Sagbo n'a plus retrouvé le sommeil.
La nuit était encore profonde. Mais le ciel était vide. Pas de pépiements ou d'hululements d'oiseaux nocturnes. Tout nu, comme en songe il s‘était vu, Sagbo marchait. Avec la fraicheur de la nuit, la panique et la faim comme compagnons d'infortune. Chaque nuit, il allait visiter un pan du fleuve, le prier de lui vomir son frère. Mais le silence que le fleuve opposait à ses lamentations en partie, l'offusquait. L'offusquait et l'atterrait. En revanche, son désir de s'étreindre dans les bras de son frère était ardent et plus fort que tout. Il avait besoin de voir celui qui avait partagé avec lui le même ventre et les mêmes seins.
Retrouvant le fleuve, il s'assit à même le sol, les jambes entrecroisées. Il Fixa plus profondément le ventre du fleuve. Il ne semble pas dormir cette fois-ci. Il grouillait. Il fourmillait. Il y avait comme une énorme houle verticale orientée vers le ciel au milieu du fleuve. Il s'agenouilla, épierra une dizaine de cailloux qu'il commença à lancer dans le fleuve. La houle s'accentua avec furie et se dirigea maintenant vers lui, comme une cohorte de soldats armés. Il se rassit. Reprit sa position initiale et ferma les yeux. Au moment d'ouvrir les yeux, il se vit cerné par la houle qui devint plus géante. Elle fit trois délicats tours autour de lui, l'aspergea de jets d'eau. Puis, une voix, éraillée comme celui de son frère lui parvint.
-Je n'ai jamais existé dans votre monde. Je suis Toholou, l'enfant fétiche. Je viens du fleuve et ma place se trouve dans ses entrailles. Je n'ai fait que rejoindre ma terre. Je n'ai fait recouvrer ma liberté. Je n'ai fait qu'arrêter la procession de morts qui apeurent le village. Je suis aux yeux du monde une anomalie mais la richesse et l'embonpoint aux yeux des ancêtres. Mon départ est source de richesse. C'est moi qui ai causé la stérilité de nos parents après notre naissance. C'est également moi la cause de la disette qui sévit dans le village. Tant que je n'aurais pas rejoint ma terre, il n'y aura jamais la paix dans ce village. Et comme nos parents sont imperméables aux signes des ancêtres, je leur fais voir de toutes les couleurs. Alors, frère, vas-t-en ou suis-moi.
A ces mots, la houle s'écrasa sur la rive. Aussitôt, le fleuve se remit à dormir. Sagbo examina tout autour de lui. Il remarqua qu'il n'y avait personne. Même pas un oiseau orphelin qui se perdait dans le ciel noir. Il fit deux pas en arrière puis revint sur ses pas. Il avait froid. Il avait faim. Mais il n'avait plus peur.