L'encens du déni

Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
C'est ce que, du moins,  ressentent et essaient de se convaincre chaque matin, avant de franchir la porte du Bureau des Aromates Éphémères, à Cotonou, ceux qui y travaillaient. Là-bas, on n'existe que par les souvenirs des autres — des fragments d'existences que l'on transforme en parfum, comme s'effacent les cicatrices d'un corps trop souvent brûlé.
Et pourtant, même l'oubli a une odeur. Une trace. Un murmure persistant.
C'est ce qu'ils ont fini par comprendre, dans ce lieu qui n'avait rien des banques froides et aseptisées.... Ses murs, peints à la chaux, exhalaient des effluves de benjoin et de vétiver, masquant à peine l'odeur plus âcre de la douleur. C'est là que travaillait Aïcha, vingt-cinq ans, dotée d'un nez que d'aucuns qualifiaient de prodige, d'autres de malédiction. Sa mission : extraire le parfum des souvenirs volés, ces reliques émotionnelles que les "clients" venaient déposer, trop lourdes à porter.
La procédure était simple. Le client, souvent les traits tirés, narrait son souvenir le plus douloureux – une trahison, une perte, une humiliation. Aïcha, concentrée, plaçait une fiole d'argile sous le menton du conteur. L'émotion brute, transmise par la voix, les gestes, l'expression, était capturée, distillée en une essence volatile. Ce concentré de chagrin était ensuite scellé, catalogué, et stocké dans l'armoire des "Archives de l'Oubli". Le client, lui, repartait léger, un vide doux là où l'angoisse avait régné.
Aïcha excellait. Son laboratoire, jonché de flacons et d'alambics, était son sanctuaire. Elle avait traité le souvenir de la famine d'un vieil homme, devenu un parfum de mil ranci et de larmes salées. Celui d'une mère ayant perdu son enfant, une essence de lait aigre et de silence. Elle reconnaissait chaque signature olfactive de la souffrance.
Mais une nouvelle directive avait bouleversé la quiétude du Bureau. La demande venait d'instances internationales, des puissances lointaines et influentes. Elles souhaitaient un "service spécial" : l'extraction de souvenirs collectifs, de pans entiers de l'histoire. L'objectif, disait-on, était de "faciliter les nouvelles narrations, de promouvoir la paix par l'amnésie sélective". En clair : gommer les souvenirs gênants.
La première "commande" arriva sous la forme d'une délégation au costume impeccable. Leur demande : extraire le parfum des souvenirs coloniaux. « Une histoire lourde, mademoiselle », expliqua le chef de délégation, un sourire poli mais froid. « Elle entrave nos relations actuelles, nos coopérations. Il est temps de passer à autre chose. »
Aïcha sentit une angoisse monter en elle. Comment extraire le parfum d'une histoire collective ? Mais la somme proposée était astronomique. Le Bureau des Aromates Éphémères, financé par de maigres subventions locales, ne pouvait refuser.
Elle commença par interroger les aînés, les griots, les historiens. Leurs récits, denses, se mêlaient aux parfums de safran, de terre humide, de sang séché. Elle perçut l'odeur du fouet, celle de la résistance, de la dignité bafouée. Les flacons se remplissaient d'essences complexes : le parfum des richesses volées, celui des identités niées, l'amertume des promesses non tenues. C'était un travail éreintant, chaque inhalation la submergeant d'une douleur qui n'était pas la sienne, mais celle de ses ancêtres.
Puis vint la deuxième commande, encore plus troublante : le parfum des souvenirs liés aux interventions étrangères récentes, notamment celles qui avaient déstabilisé des régions entières sous couvert de "démocratie" ou de "sécurité". Cette fois, les essences étaient plus âpres : odeur de poudre, de pétrole, de cynisme. Le parfum des "solutions" qui avaient créé de nouveaux problèmes, des "aides" qui avaient nourri la corruption.
Aïcha travaillait seule, le cœur lourd. Elle sentait le malaise monter. Ses clients, ces puissances étrangères, voulaient un déni olfactif, un oubli parfumé. Ils cherchaient à effacer les traces de leurs propres doubles standards : d'un côté, la promotion des droits humains, de l'autre, le soutien à des régimes oppressifs ; d'un côté, l'appel à la mémoire pour certains crimes historiques, de l'autre, l'insistance sur l'oubli pour leurs propres méfaits. Ils voulaient un monde sans ces souvenirs, pour mieux justifier leurs positions actuelles, souvent contradictoires.
Un soir, alors qu'elle était épuisée, le nez saturé par les émotions denses qu'elle traitait, elle fit une découverte glaçante. Parmi les flacons d'essences "coloniales" et "d'interventions", l'un d'eux, apparemment vide, dégageait une odeur faible mais persistante. C'était un parfum familier, celui de l'espoir brisé, mêlé à la subtile fragrance de la résilience têtue.
Elle comprit. On ne pouvait pas extraire tous les souvenirs. Certains étaient trop ancrés, trop vivants, même dans l'oubli. Ce flacon vide contenait l'essence de ce qui ne pouvait être effacé : la capacité d'un peuple à se souvenir, à se relever, malgré tout.
Le lendemain, la délégation internationale revint pour récupérer ses "parfums de l'oubli". Aïcha leur tendit les flacons, les visages impassibles. « Et celui-ci ? » demanda le chef de délégation, montrant le flacon apparemment vide. « Celui-là », répondit Aïcha, un sourire énigmatique se dessinant sur ses lèvres, « est le parfum de ce qui ne peut être oublié. Il est le souvenir que même quand on tente d'effacer l'histoire, elle laisse toujours des traces, des cicatrices parfumées. Il est l'essence même de votre déni et de notre persistance. »
Le chef de délégation fronça les sourcils, intrigué par l'audace de la jeune femme. Aïcha, elle, savait. On pouvait vendre le parfum des souvenirs. Mais on ne pouvait pas acheter l'oubli véritable. Car les histoires, même enterrées, continuent de respirer, d'exhaler leur vérité, comme un encens tenace, rappelant aux nations que leurs doubles standards ont un prix, un parfum que même les plus puissants ne pourront jamais effacer.
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