Légitime défense

« Maitre ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître ».
Que je cesse de me rebeller ? Vous plaisantez cher monsieur vêtu de robe comme une femme. Stoïque, je l'ai souvent été. D'ailleurs qu'entendez-vous par rébellion ? C'est vous qui posez les questions et non l'inverse ? Vous voulez que je décharge mon cœur ? Je n'ai jamais su qu'un avocat était apte à recevoir des confidences comme des hommes vêtus de soutane.
Vous affirmez deviner la lassitude qui s'empare de moi. Cette lassitude est liée aux évènements de ces vingt-quatre dernières heures, aux vicissitudes de ces derniers mois, aux péripéties monstrueuses, bref tout est lié à mon vécu. Je vous informe que je suis fatigué de tout et je n'ai pas envie de délier ma langue. Comme vous pouvez le constater l'interrogatoire musclé auquel la police s'est adonnée n'a pas accouché d'une souris.
Vous insinuez que vous êtes un avocat commis d'office et que vous êtes une personne au service du faible et de l'orphelin. Avez-vous lu Bel abîme de Yamen Manaï ? Je vous le recommande vivement car je l'ai lu dans mes instants de solitude. Il est vrai que vous n'avez pas lu cet opuscule mais je me dois de vous informer que je partage les inquiétudes du narrateur sur la qualité d'un avocat qui estime être maître et commis d'office à la fois.
Revenons au fait, je ne conteste pas d'avoir ôté la vie de mon père adoptif avec la bouteille de cognac, son spiritueux préféré. Ce qu'il en est du regret de mon acte ? Vous vous trompez énormément car si l'acte est à refaire je le referais.
Vous vous intéressez donc à ma personnalité du moment que je n'ai plus ma langue dans la poche. Comme vous insistez, sachez que je suis venu au monde par défaut. J'ai toujours eu le pressentiment que j'ai développé des résistances face aux cachés ingurgités par ma mère biologique pour me priver du souffle de vie. Comment puis-je avoir un tel pressentiment ? C'est mon intuition. Toutefois, quelle bonne mère peut avoir la désinvolture d'abandonner le fruit de ses entrailles, dans un panier fait d'osier et de raphia, au rivage des eaux dévoratrices du fleuve Yarpao ? Puisque j'ai eu accès à mon dossier d'adoption en fouinant dans la maison, j'ai découvert que j'avais été recueilli, avant mon adoption, dans l'orphelinat « Sœur des pauvres ».
Mon enfance s'est rapidement volatilisée sous les quolibets d'un père adoptif qui, sans retenu, m'informait de ma redevabilité. A dix ans, mon certificat d'études primaires obtenu, mes parents adoptifs m'ont déscolarisé. J'étais devenu la serviable, la servile et la corvéable à merci. C'est à partir de cette période de ma vie que l'entourage a commencé par m'appeler « Vido ». Comme vous pouvez le deviner, ici, Vido est le diminutif d'un nom commun des personnes corvéables à merci.
Pourquoi voulez-vous davantage d'informations sur mon enfance ? Si je comprends, vous voulez des informations qui pourraient jouer en ma faveur. C'est une peine perdue.
Ecoutez, les bons souvenirs de ma vie ont un lien avec mes brèves années de scolarité. Avec ma bande d'amies, l'on nous surnommait les laborieuses. Après ce bref passage sur les bancs de l'école, j'ai toujours gardé la passion pour les livres. J'ai bu à la source de Sartre et de Hampaté. J'ai également entrepris de faire une lecture croisée des livres « Les mots » et « Amkoullel, l'enfant peul ».
A quatorze ans, je fis l'une des expériences douloureuses de ma vie. Que dis-je ? C'est l'expérience la plus douloureuse. Un soir, profitant de l'absence de la famille pour cause de la célébration des nouveaux tubercules dans le Zou, mon père adoptif se jeta sur moi en plein sommeil. En me débattant, je me rendis compte de l'effroyable réalité lorsque je vis le monstre sur moi. Quelques instants plus tard, hors de son étreinte, mon drap fut maculé de rouge.
Après ce piteux épisode, j'étais sous les menaces constantes de ce monstre. Il m'épiait et requérait mon silence.
Je me demande ce que mon histoire peut vous apporter. D'ailleurs, j'ai lu dans les journaux l'affaire troublante du meunier qui fut acquitté après le viol d'une jeune fille. C'est l'un de vos confrères qui l'avait défendu.
Je me suis souvent interrogé sur cette notion de confraternité. Au nom de la confraternité, combien de crimes crapuleux et d'informations d'utilité publique aviez-vous passé sous la loi du silence qualifiée « omerta » ?
Plusieurs jours après le viol, le constat fait par un infirmer a permis à votre confrère de gagner le procès du meunier. Il a pu démontrer la non-habilitation de la corporation des infirmiers pour un tel constat. Aussi, le conditionnel utilisé par l'infirmier lui a permis de démonter le travail fait par le parquet et le magistrat instructeur. Que la justice peut souvent être borgne ! La vérité factuelle a été éprouvée par la vérité des tribunaux dans cette affaire.
Que je revienne sur mon dossier en cessant de divaguer ? En ce qui me concerne, j'ai déjà réglé son compte à cet abruti de père adoptif. Il n'aura plus l'occasion d'abuser de moi une troisième fois.
« Il avait réitéré son acte une deuxième fois et était à une troisième tentative » est ce que vous me posez comme question ? J'ai de la peine à vous répondre. Ouvrir ma bouche est une déchirure de mon cœur.
Toutefois, la deuxième fois, c'était aux environs de dix heures sous prétexte d'un dossier oublié au domicile. Malgré mes supplications et mes cris, il avait foncé sur moi comme un taureau.
Ma mère adoptive n'a rien remarqué par la suite vous-dites ? Je vous avais déjà fait part des menaces constantes de son époux. Je ne pouvais pas délier ma langue malgré qu'elle me posât, de temps à autre, des questions sur le caractère fuyant de mon regard.
Il ingurgita du cognac peu de temps avant sa troisième tentative. Dès qu'il saisit mon pagne, je protestai et gesticulai pour échapper à son étreinte. Je n'eus par la suite d'autre choix que de saisir la bouteille vide de cognac au pied du lit. Il devint livide lorsque j'assenai la bouteille sur son crâne.
Avez-vous une fille ? Vous avez deux filles si je comprends. J'espère que vous ne voulez pas que vos filles soient victimes de potentiels meuniers et que votre moralité ne vous conduira aux actes posés sur moi par mon père adoptif. Vous comprenez sûrement que ce sujet est un tabou dans notre société et il m'a été difficile d'en parler à ma mère adoptive.
Pourquoi je l'appelle mère adoptive ? Elle ne m'a jamais aimé. Elle me vouait un semblant d'amour. Regardez ces traces rousses sur mon avant-bras et mes épaules. Ce sont des cicatrices indélébiles d'une des bastonnades. Pour un tout ou rien elle faisait pleuvoir des coups de lanière sur mon corps. Un soir, je l'ai entendu en pleine conversation affirmer : « Cette fille n'est pas mon sang. Je l'ai accepté à mon corps défendant. Sans l'insistance de mon mari, je ne sais ce que ferai avec un enfant déraciné. Tôt au tard, je convaincrai mon mari pour sa déscolarisation. Nous ne pouvons la nourrir gracieusement. Elle devra s'occuper du ménage ». Cette conversation que je vous rapporte vous édifie, je l'espère, sur la source principale de ma déscolarisation.
Lorsque les policiers étaient venus procéder à mon arrestation après le drame que j'ai signalé au téléphone, elle avait fait irruption dans la maison au même moment que ces derniers. Elle avait crié à tue-tête : « Je savais que tu serais le malheur de ma famille. Assassin ! Oiseau de mauvais augure ! Tu as plongé ma famille dans le deuil ». La prompte réaction des policiers m'a permis d'esquiver la boîte de sardine qu'elle avait utilisé comme projectile.
Vous voulez explorer et exploiter la piste de la légitime défense pour me tirer d'affaire ! Vous ne voyez pas que j'ai tué cet abruti ? Je me sens coupable. Je m'interroge sur l'état d'esprit des avocats. Avocat, avez-vous une moralité ? Que je me taise ? Je garderai le silence et je répéterai après vous « légitime défense » lors de l'audience.