« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. » La phrase résonnait, creuse, dans les murs de ma petite chambre d'étudiant, extension de mon propre vide. Pas d'albums photos, pas de lettres jaunies, pas même une vieille peluche pour ancrer mon passé. Chaque matin, le même rituel : je me regardais dans le miroir, cherchant un indice, une étincelle de reconnaissance. Rien. Mon visage était une page blanche, polie par l'oubli. On m'avait dit que j'avais été trouvé, enfant, errant dans les rues d'une ville portuaire, après une catastrophe dont personne ne se souvenait précisément. Une sorte d'amnésie collective m'avait arraché à mes racines. Les autorités m'avaient donné un nom, Écho, réverbération silencieuse d'un passé disparu.
Ce matin-là, pourtant, quelque chose était différent. En préparant mon café, j'ai senti une étrange odeur, fugace, de sel et d'épices, comme une brise marine chargée d'histoires lointaines. Un parfum si vif qu'il m'a presque donné le vertige. Il n'y avait pas de mer à des centaines de kilomètres de ma ville universitaire. J'ai fermé les yeux, et dans l'obscurité, des formes ont commencé à danser : filets de pêche multicolores, cri strident des mouettes, et le rire d'une femme. Un rire inconnu, mais qui vibrait au plus profond de mon être. Hallucination ? Olfactive et auditive ?
Mon cœur s'est emballé. Ce n'était pas un souvenir propre, plutôt une sensation, une empreinte sensorielle qui refusait d'être effacée. J'ai pris mon carnet, fidèle compagnon où je griffonnais des fragments de rêves, des bribes d'idées. J'ai écrit : "L'odeur de la mer et le rire d'une femme. Est-ce un écho, ou un début ?"
Le lendemain, l'odeur est revenue. Plus forte. Accompagnée d'un goût de poisson grillé et de mangue. C'était insensé. Ma chambre était aseptisée. Pourtant, la sensation était là, puissante. À la bibliothèque, ma seule échappatoire, l'idée a germé. Si mes sens me trompaient, c'était peut-être pour une bonne raison. Et si cette "catastrophe" n'était pas qu'une amnésie collective, mais un voile jeté sur un lieu, une culture ?
J'ai cherché. Villes portuaires, événements "oubliés". Mes recherches se sont concentrées sur les archives et journaux anciens. Des nuits entières à parcourir microfiches, articles numériques, cartes maritimes. La seule piste, vague : une "tempête inouïe" qui, il y a vingt ans (mon âge estimé), avait ravagé une petite île du Pacifique Sud, la coupant du monde. Les détails étaient confus, contradictoires, comme si l'information avait été délibérément brouillée.
Un soir, épuisé, je me suis endormi à ma table, la tête posée sur un vieux volume parlant des légendes maritimes. Dans mon rêve, j'étais un enfant, tenant la main d'une femme au rire cristallin, courant sur une plage de sable noir. Le vent fouettait mon visage, chargé de l'odeur de sel et d'épices. Un grondement. Le ciel s'est déchiré. La main de la femme m'a lâché. Je me suis réveillé en sursaut, le cœur battant, une larme salée sur ma joue. C'était plus qu'un rêve, c'était un fragment de mémoire, un flash brutal.
L'île. Elle s'appelait Koa. J'avais vu le nom dans une légende du volume : "L'île de Koa, où les souvenirs s'enracinent dans la terre et s'envolent avec les vents de l'oubli." Une légende, mais elle résonnait étrangement.
J'ai trouvé une carte maritime détaillée, ancienne, montrant l'emplacement de Koa. Un point minuscule, isolé, mais il existait. J'ai consulté des forums d'historiens amateurs. Là, un fil de discussion sur des disparitions étranges de navires et d'avions près de Koa. Certains parlaient d'un phénomène météorologique unique, d'autres d'une plante indigène hallucinogène dont l'odeur provoquait des pertes de mémoire collectives. Un scientifique excentrique émettait l'hypothèse d'une interférence avec les ondes cérébrales. C'était fou, mais l'odeur, le rire... tout concordait.
Je devais y aller. Ce n'était plus une quête de mon passé, mais de ma vérité. Mes maigres économies permettraient un vol jusqu'à la côte, puis un bateau de pêche. La rationalité hurlait à la folie, mais l'appel était plus fort. C'était l'écho de mon âme, qui cherchait à se réconcilier.
Arrivé au petit port de pêche, l'air était imprégné de cette odeur familière. Une vieille femme vendait des poissons, son visage buriné. Son rire. C'était le même que dans mes visions, profond et mélodieux. Je me suis approché, le cœur battant.
« Excusez-moi, Madame, » ai-je commencé, ma voix tremblante. « Connaissez-vous l'île de Koa ? »
Elle a levé les yeux, ses yeux sombres me fixant. Un silence, brisé par le clapotis de l'eau. Puis, un sourire lent.
« Koa, mon petit. Ceux qui y sont nés portent son souvenir dans le sang, même quand l'esprit oublie. » Elle a tendu une main ridée. « Tu as l'odeur de Koa sur toi. »
Elle n'a rien révélé de plus, mais le fait qu'elle reconnaisse l'odeur, qu'elle valide mes "échos", a été une révélation. J'ai compris que mon amnésie n'était pas une maladie, mais peut-être un mécanisme de protection. Et la femme ? Ma mère, ou gardienne de la mémoire de Koa ?
Je suis resté quelques jours au port, écoutant les murmures des marins sur les "îles fantômes". J'ai rencontré un vieux pêcheur qui acceptait de me déposer sur Koa. « Personne ne vit là-bas, » m'a-t-il dit. « C'est une île de l'oubli. »
Quand j'ai posé le pied sur la plage de sable noir, l'air était saturé de l'odeur qui me hantait. Les arbres étaient étranges, leurs feuilles vert profond, phosphorescentes. Des fleurs exotiques s'épanouissaient, dégageant une fragrance enivrante. C'était la plante dont parlait le scientifique. En avançant dans la jungle, j'ai vu des ruines, des pierres moussues. Puis, au milieu d'une clairière, une petite hutte en bois étonnamment préservée. À l'intérieur, sur une étagère, un collier de coquillages et un cahier jauni.
J'ai ouvert le cahier. La première page portait des dessins d'enfant. La suivante, une écriture calligraphiée : « À mon cher Écho, quand tu liras ces mots, tu auras peut-être oublié. Mais souviens-toi de la mer, des épices, et de mon rire. Nous t'avons protégé du grand oubli, mon enfant. La tempête n'était pas naturelle. La plante protège Koa des intrus, mais elle efface aussi... » Le reste de la page était effacé.
Je n'ai pas retrouvé mes souvenirs complets, mais en tenant ce cahier, en sentant l'odeur de la plante, j'ai senti un lien indéfectible. Je n'étais pas une page blanche, j'étais un palimpseste, une histoire réécrite, mais dont les couches profondes commençaient à transparaître. Koa était mon origine, et son oubli, ma protection. Je ne pouvais toujours pas raconter d'où je venais, mais je savais que mon histoire était là, gravée dans l'air salé de Koa, attendant d'être ré-imaginée, et vécue pleinement, avec les échos de mon passé comme de précieux compagnons.