L'échappée belle

La petite route départementale déroule ses lacets le long de la rivière, le soleil scintille sur le feuillage des saules qu'une légère brise d'été agite, les oiseaux pépient. On entend au loin un bruit de moteur, au détour d'un virage on aperçoit une 4 Chevaux Renault qui approche. À l'intérieur un couple et deux jeunes enfants, une fillette et un garçon qui s'agitent à l'arrière. Le bruit du moteur couvre les conversations et les rires, les coquelicots du talus défilent en traits de couleurs par les fenêtres grandes ouvertes. Au-delà, les eaux vertes de la rivière s'écoulent entre deux berges sableuses. L'air siffle sur les déflecteurs, les cheveux s'ébouriffent, il fait chaud.

À l’arrière de la voiture, les enfants deviennent de plus en plus turbulents :
La fillette repoussant son frère qui l'embête :
-Mais arrête !
Le garçon boudeur :
-Quand est ce qu'on arrive à la plage ?
Le père conduisant regarde dans le rétroviseur :
-Bientôt, restez calmes à l'arrière.
-Mais dans combien de temps papa ?
Le père, très sûr de lui, répond sur un ton amusé :
-Dans quatre minutes exactement, tu comptes jusqu'à 240 et nous serons arrivés.
À moitié satisfait le garçon commence à compter à haute voix.
-1, 2, 3,4,...
Un peu plus tard la voiture quitte la route et s'engage en cahotant dans un chemin de traverse, la poussière de la piste s'engouffre dans l'habitacle, la tension monte la fillette tousse, la mère s'essuie le front, le garçon compte...
-78, 79, 80,...
Le père de plus en plus sûr de lui :
-Dans moins de 3 minutes, vous ferez trempette dans l'eau fraîche.
-Il était temps, dit la mère qui fait circuler une gourde d’eau aux gosiers assoiffés. Le garçon se penche par la fenêtre et attrape les feuilles des haies d'aubiers qui bordent le chemin
-150, 151, 152, 153...
La progression de la voiture devient périlleuse, elle serpente entre de grosses ornières,
-190, 191, 193 euh ! Non 192, 193...
Elle quitte enfin le chemin et s'approche du cours d'eau, contournant les buissons de saules qui poussent çà et là sur les bancs de graviers.
-230 231,232....
La plage commence là devant eux, tout à coup le moteur s'emballe les roues patinent, la voiture perd son élan, des cailloux cognent contre le plancher.
-238 239,240 ! On est arrivé youpi !
À cet instant précis, elle s'immobilise complètement.
-Merde, jure le père qui s'acharne sur le levier de vitesse, marche avant marche arrière, rien à faire l'enlisement est total. Les enfants ont jailli de la voiture et courent déjà vers l'eau, le moteur pétarade vrombit fume et s'arrête enfin dans un dernier hoquet.
Arrivés au bord de l'eau, les deux enfants insouciants commencent à jouer sur la rive. Ils découvrent un jeune merle tombé du nid, sans vie. Ils s'attendrissent un instant et décident de l'enterrer. Pour lui tenir compagnie, ils ensevelissent avec lui un cheval en plastique et une voiture, miniatures découvertes au fond d'une poche. Ils recouvrent soigneusement leurs trésors. Commence alors un étrange cérémonial. Ils fabriquent à cet endroit un petit tumulus de sable, la fillette y plante des bouquets de graminées sèches, le garçon encercle le tout de petits cailloux blancs, puis les deux enfants entament une sarabande endiablée suivant les rites mystérieux de leur imagination.

À l’ombre d'un buisson d'osier les parents regardent la voiture posée sur son lit de sable comme faisant partie du paysage, au loin les enfants tournent en chantant autour de leur étrange totem, leurs cris stridents se mêlent aux bruissements des feuillages portés par le vent... Cris ou hennissements ?

Le paysage sonore s'embrouille-il subitement ? Non, c'est bien un hennissement que l'on vient d'entendre. Le père surpris s'est levé et tend l'oreille. Au tournant du chemin apparaît un paysan menant par la bride un vigoureux percheron de retour des champs. Leur démarche a la lenteur et la puissance des gens de la terre. Le père s'est approché d'eux, le cheval s'ébroue et tire sur son licol, la présence inattendue de la voiture intrigue l'homme et la bête.
Le père :
-Hé! Bonjour, Monsieur.
Montrant la voiture ensablée.
-Pourriez-vous nous tirer d'affaire vous et votre cheval ?
-Bien sûr jeune homme, mais quelle folie de vous aventurer sur ces bancs de sable, savez-vous bien qu'en aval du bourg nul ne court sur les berges car plus d'un s'y est laissé prendre.
-Pardon de quoi parlez-vous ?
-Du vieux pont, comme j'vous l'dit juste un peu en amont en direction du bourg.
-Qu'y a-il donc là-bas ?
-Ah ! vous les gens d'la ville vous ne savez pas que tout le long des berges il y a des sables mouvants et que chaque année y'en a ben deux ou trois qui s'y font prendre.

L'après-midi avance, la brise fraîchit, les ombres s'allongent. À l’aide du père, le paysan s'affaire pour arrimer l’élingue de remorquage. Les enfants revenus de la plage se sont assis à l'avant de la voiture et chahutent, ils jouent avec les essuies glaces dont le va-et-vient rythme les balancements de la queue du cheval. Pendant ce temps, la jeune femme s'est éloignée seule au bord de l'eau. Intriguée par l'histoire du paysan, elle s'approche avec prudence d'un banc de sable et y pose un pied, elle sent le sol se dérober, immédiatement le sable lui emprisonne la cheville. Elle recule apeurée, juste à côté d'elle le totem des enfants disparaît comme absorbé par le sol.
Le ciel rougit, les nuages filent dans le ciel, un drôle d'équipage rejoint la départementale.
Le jeune homme et le paysan marchent en tête en compagnie du cheval de trait qui remorque lentement la petite 4 chevaux. La jeune femme est au volant et les deux enfants à l'arrière.
Le paysan :
-Sacrée bagnole, ça marche ben quand ça veut ces engins là !
-Il doit y avoir du sable dans le carburateur rétorque le jeune homme.
-Vous en faites pas, au garage du village le Pivoine saura vous tirez d'affaire, y doit pas être ben loin.
Le convoi poursuit sa route et arrive en vue du vieux pont, à cet instant le jeune garçon sortant la tête par la fenêtre hèle son père :
-Papa j'ai faim.
-Bientôt patience on y est.
Entre chien et loup ils approchent du pont, le bruit des sabots claque sur le bitume. Le vent tombe, la jeune femme accoudée à la portière dirige négligemment la voiture d'une seule main. L'instant est agréable et c'est en toute quiétude que l'équipage entame la traversée du pont.
Soudain, un merle s'envole effrayé, le cheval pousse un hennissement et racle le sol de son sabot, un dernier rayon de soleil luit sur le pare choc chromé, un voile de sable glisse alentour... Un souffle d'air froid, puis tout disparaît.
On n'a jamais su où s'est échappé le bel équipage.