Le Voyageur

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Maman n'a presque jamais parlé. Lorsqu'elle s'y essayait, sa voix nasillarde tâtonnait entre les sons. Elle empruntait un rythme lent, de marche funèbre, avec des mélodies en points d'interrogation. Maman n'était pas sourde. Seulement, elle se perdait entre les sons comme dans un labyrinthe.
Elle préférait peindre. Écrire. Signer. De ses trois années d'apprentissage de la langue des signes française, elle n'avait pratiquement rien retenu, hormis ses signes préférés. Il y avait la tortue de terre (qui sortait son cou-pouce de sous sa carapace-doigts repliés) et la tortue de mer (qui tournait ses deux nageoires-pouces de chaque côté de son corps-mains-superposées). Ce n'était pas très utile dans une conversation ordinaire ! Mais elle aimait tant ces deux signes qu'elle nous les adressait juste pour le plaisir.
Maman avait oublié tout le reste de son vocabulaire digital. Pourtant, elle signait. Elle signait dans une langue à elle, une langue qui avait bercé notre enfance de milliers de petits gestes tendres. Interrogations, exclamations, murmures... Maman savait tout dire et nous la comprenions.

Papa parlait très peu lui aussi. C'était un grand chercheur, alors, ses mots, il les gardait pour des conférences à l'extérieur. Son domaine d'étude, c'était : « Comment apprendre aux robots à voir comme des humains ? » Il faut savoir que papa était daltonien.
Grand-mère disait qu'à force d'étudier les robots, son fils en était devenu un... Mais moi, je n'étais pas d'accord ! Je n'avais jamais vu quelqu'un d'aussi vivant que papa. Lorsqu'il était en colère, ses yeux bleu-gris-vert viraient soudain au noir. Il grondait des murmures si menaçants que les murs en tremblaient. Papa savait sourire, aussi. C'était discret, mais puissant : tout son visage semblait transformé.
Grand-mère disait souvent qu'on devait s'ennuyer, Camille et moi, entre une maman muette et un papa robot. Elle n'a jamais compris les liens qui nous unissaient.

La maison sentait la peinture. Gouache, aquarelle, peinture à l'huile... Ces parfums s'échappaient de l'atelier de maman. Elle s'y enfermait tous les jours. Deux grandes fenêtres ouvraient sur le jardin : l'une face à un petit pommier sauvage, l'autre face à un cerisier. Parfois, maman ne peignait même pas : elle marchait simplement en rond dans la pièce. Je crois que les odeurs, les tableaux et les arbres, tout cela formait sa bulle protectrice. La chrysalide de maman.
Parfois, papa s'immisçait dans la chrysalide. Quand il avait fini de réfléchir aux robots, quand il rassemblait des émotions, et que ça le démangeait de les partager avec nous, alors, il déambulait dans la maison, rangeait, faisait du ménage, nous distribuait conseils et sourires. Et quand son énergie continuait d'alimenter ses pas, il poursuivait jusqu'à l'atelier de maman. Il entrait, s'extasiait au sujet des tableaux. Il faisait semblant de peindre sur la toile en cours pour taquiner maman, encore et encore, jusqu'à ce qu'ils rient ensemble.

Papa était connu partout dans le monde. Ses conférences le menaient à Rome, Pékin, San Francisco... Maman restait alors seule avec nous. Une fois par semaine, nous recevions une carte postale ornée de quelques mots. Là encore, papa faisait preuve d'une régularité surnaturelle : la carte arrivait tous les vendredis matin, quel que soit l'endroit du monde d'où elle provenait. Maman affirmait que papa avait découpé de minuscules boîtes aux lettres dans une dimension parallèle, et que c'était à travers ce réseau-là qu'il nous écrivait.

Quand papa nous a annoncé qu'il était malade, le visage de maman s'est doucement déformé. Ses fossettes se sont effacées. L'éclat de sa peau s'est vidé.
Elle est partie peindre.
Papa ne l'a pas suivie. Il a préféré nous prendre dans ses bras, Camille et moi. Grand-mère a beau dire que son fils est comme un robot ; jamais un robot ne pourra imiter sa tiédeur contre nous. Jamais un robot ne nous respirera comme ça. C'est le plus long câlin qu'il m'ait donné. J'ai réussi à lui dire que je l'aimais.

Maman peint. Des tableaux noir et bleu et orange et vert. Des tableaux sans harmonie, avec des silhouettes-cris qui s'élèvent comme des plantes carnivores. Papa s'agace. Il critique ses couleurs. Maman rit d'un rire vide, cassant. Elle lui répond dans sa langue des signes qu'il est daltonien, que tous les robots du monde ne sauveront jamais sa vision. Je ne comprends pas pourquoi elle se montre aussi agressive. Maman jalouse la mort comme si papa avait rendez-vous avec une amante. Elle pleure, elle crie, elle tempête. Et comme elle ne sait pas le faire avec des mots, comme sa douleur ne rentre pas dans les gestes trop étroits de son corps et de ses bras, elle déverse tout ça dans ses tableaux. La chrysalide est devenue un petit enfer, le cocon de son deuil à venir.
Pourtant, papa est bien vivant. Il tourne en rond dans la maison triste. Il nous sourit, à moi et à Camille. Papa n'a pas peur de mourir. Par contre, il a peur du temps qui passe, peur des heures volées par les disputes.

Les tableaux, de piquants et difformes, se transforment en vagues. Les couleurs s'assagissent. Papa le remarque. Maman sourit et lui demande encore : « Qu'est-ce que tu connais aux couleurs ? » Papa affirme qu'il sait les reconnaître à l'odeur. Il triche un peu avec la texture, et avec sa vision terriblement fine des moindres différences de grain. Tout l'après-midi, ils font des tests. Papa réussit tout. Je crois qu'à tâtons, ils retrouvent ensemble leur ancienne bulle de complicité.

Papa ne part plus en voyage. Son visage se creuse : iris bleu clair sur fond d'orbite noire.
Papa s'en fiche : il est fort, il brille. Il fait le tour de la maison, range, fait du ménage, nous distribue conseils et sourires. Et comme son énergie continue d'alimenter ses pas, il poursuit jusque l'atelier de maman. Il entre et l'enlace et lui vole son pinceau pour déposer des touches de peinture sur son visage. Rond blanc, virgule jaune, petit arc orange... Le visage de maman est un conte pour enfants. Je referme la porte.

Papa ressort une heure après. Je n'ai jamais vu son visage aussi grave. Que s'est-il passé ?
— Elle veut partir avec moi. 
Partir pour où, partir pour quoi ? Mais tu ne fais plus de voyages, papa...
Des pierres tombent dans mon ventre.
— Qu'est-ce que tu lui as répondu ?
— Je lui ai dit des secrets. 

Les mois s'écoulent. Puis les semaines. Puis les jours. Goutte à goutte dans une perfusion.
Papa apprend à peindre. Il réalise des tableaux surprenants, et rien que pour embêter maman, il joue surtout avec les couleurs. Ses œuvres possèdent un charme qui lui ressemble. Il a des peintures fétiches, des alliances favorites, des à-plats de pigments qui racontent toujours la même histoire. Parfois maman essaye d'imiter sa « patte », mais elle en est incapable : on dirait que sa vision supposément meilleure la handicape. Ses propres toiles sont apaisées. Un jour, elle a pleuré. La tristesse, qui au début était trop vaste, commence à rentrer dans ses larmes.

Papa est grand et raide et froid.
Les planches du cercueil sont trop étroites pour lui.
Il n'aura pas la place pour les pensées qui s'échappent toujours de son esprit.
Papa n'est pas un robot : les robots ne meurent pas.

J'ai cru que maman s'effondrerait. Avec Camille, on a été très présents. Ces dernières semaines, on n'a jamais autant signé. C'est comme si on réinventait notre vocabulaire. Comme si le départ de papa créait un vide si grand qu'il fallait tout redéfinir, à commencer par le langage.
Étonnamment, maman va bien. Elle sourit. Elle nous rassure comme des enfants, alors qu'aujourd'hui nous sommes de petits adultes. Quand nous entrons dans la chrysalide, l'atmosphère y est douce ainsi que les toiles. Le pommier est en fleurs.

Chaque vendredi, devant la porte de la chrysalide, Camille et moi, nous trouvons un tableau aux couleurs de papa. Avec ses jeux de textures. Ses à-plats de parfums. Quand on l'interroge, maman signe une boîte aux lettres dans une dimension parallèle – et puis le mot « secret ».

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