Le vide entre nos bras

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— Je crois que ça y est. 

La dernière syllabe coincée au fond de la gorge et la main tremblante, Agathe me tend son téléphone portable, écran vers le haut, la messagerie bien en évidence. Mes yeux, en recherche active de point de repère, s'accrochent aux siens. Je peux lire dans son regard toute la fébrilité, la confusion et l'affolement d'une vie qui s'apprête à basculer d'une seconde à l'autre. Ou alors, est-ce seulement le miroir de ma propre panique qui me saute au visage et me donne l'impression que mon cœur va bondir hors de cette poitrine devenue trop petite pour lui ? Nous restons un moment interdites, ne sachant que faire de cet objet devenu subitement trop encombrant pour nos doigts raidis. Nos esprits sont embrumés par la multitude de pensées qui se bousculent à l'intérieur de nos boîtes crâniennes. Je finis par baisser les yeux vers l'écran, presque malgré moi. Il est là. En première position, en noir et en gras, majestueux et presque arrogant, il trône au-dessus de tous les sujets du royaume du courrier électronique. Le mail du laboratoire d'analyse médicale. Du haut de son contenu plus que succinct, il renferme à lui seul un pouvoir incommensurable. Le droit de joie ou de peine sur nos existences. La possibilité de combler le vide entre nos bras par la confirmation d'un début de vie en éclosion dans l'utérus d'Agathe, ou la chute.

— Je ne suis pas prête. 

Qu'elle est douce et attirante, la tentation de rester sur la berge de l'ignorance, de se contenter de ce « peut-être » en demi-teinte, si neutre, porteur de tant d'espoirs et de promesses, sursis salvateur avant le saut dans le vide. Telles deux équilibristes jouant avec la gravité, nous restons sur le fil tendu entre l'avant et l'après, ni tout à fait dans le passé, ni tout à fait dans le futur, mais dans un présent flottant et tiède, étirable à l'infini. C'est probablement le dernier mail du laboratoire que nous recevrons, et, sans nous concerter, nous en sommes toutes les deux douloureusement conscientes, un goût amer d'impuissance sur les lèvres. Alors que les secondes d'inaction s'écoulent comme les grains du sablier, je nous revois, radieuses, posant le pied sur le tarmac de l'aéroport international de Barcelone, le bagage et l'esprit légers comme l'air, les doigts entrelacés sous le soleil de plomb, en route vers la plus belle des aventures. Pleines d'un optimisme communicatif, nous nous sentons intouchables, l'amour en bandoulière, avec dans la poche, ce secret de polichinelle qui nous amène ici, au pays des tapas et d'Almodovar. Des vacances un peu spéciales, un arrière-goût piquant d'interdit, l'excitation sous les semelles qui nous fait sautiller de joie sur les Ramblas, et la ronde enivrante des dernières fois : dernier verre de vin, dernier sushi, dernière cigarette, dernier mois de juillet à deux. Au milieu du brouhaha chaotique du tourisme estival, des effluves de sangria et de la moiteur de l'air marin, j'entends encore la voix frémissante d'Agathe résonner dans mes tympans, mi-prophète, mi-poète.

— Mon amour, prépare-toi, c'est à trois qu'on rentrera !

Il ne pouvait en être autrement, c'était juste une formalité. Quelques papiers à signer, quelques minutes dans la chambre froide d'un bloc opératoire, charlotte sur la tête et jambes écartées, quelques larmes d'émotion à la vue du petit point blanc sur l'échographie, quelques recommandations, une poignée de main, un paiement par carte bleue et, une fois dehors, sur le trottoir aveuglant, la certitude de ne jamais revenir. Il ne pouvait en être autrement. Mais c'est finalement à deux que nous sommes rentrées, comme nous l'a asséné avec froideur le mail du laboratoire quinze jours plus tard, douchant nos fragiles espoirs avec son implacable négatif, nous coupant le souffle et nous décrochant un uppercut au creux de l'estomac. Mail ensuite confirmé par les maux de ventre bien connus, labourant doublement les entrailles et le cœur, la promesse rouge qui coule entre les jambes colorée de la rage du perdant. Et finalement, la douceur qui revient à petits pas, la certitude, encore, l'espérance, toujours.

— La prochaine fois sera la bonne. 
— Toi et moi, on forme une équipe. 
— C'est juste pas de chance.

C'était il y a trois ans. Trois ans d'examens, de piqûres et de bleus à l'âme. Trois ans d'allers-retours clandestins entre la France et l'Espagne, avec, à chaque fois, quelques grammes d'euphorie en moins et quelques gouttes de lassitude en plus. Trois ans qu'Agathe tend le bras et écarte les cuisses sur commande, telle une marionnette entre les mains d'une armée de Geppettos en blouse blanche. Trois ans qu'elle déteste son corps chaque jour un peu plus, lui qui enfle à vue d'œil et refuse malgré les séances chez la psychologue et l'ostéopathe de lui offrir ce qu'elle désire le plus au monde. Trois ans de tests de grossesse faits trop tôt, de symptômes imaginaires, de mains posées sur un ventre gonflé d'hormones, de listes de prénoms, d'attentes téléphoniques, de plans B, de plans C, de plans Z, de regards lourds de sens aux rayons bébé des supermarchés, de comptes bancaires qui fondent comme neige au soleil, de médecins à l'air ennuyé, d'absences aux soirées, d'excuses farfelues, de jalousie devant les ventres arrondis, de conseils non sollicités, , de fous rires aussi parfois, de doutes, d'incompréhensions, de remises en question. Trois ans de « et si ? ». Trois ans de vie entre parenthèses, jusqu'à perdre le sens.

— Tu crois qu'on y arrivera un jour ? 
— On ne baisse pas les bras. 
— J'ai peur. 
— On sera mamans, promis.

Et puis cette ultime tentative. La dernière. Ou peut-être pas finalement, car nous ne savons jamais de quoi demain sera fait, et que nous continuons d'espérer, sans plus y croire vraiment, mais toujours avec une force honnête et brutale, avec l'entièreté de nos êtres en vibration. L'envie viscérale de fonder une famille rôde toujours, sournoise, au cœur de nos cellules, contracte nos muscles et résonne dans nos squelettes. Le lien d'amour tendu entre nos deux peaux se renforce, s'étoffe et se durcit au fur et à mesure du temps qui passe, pour devenir le fil conducteur de nos existences. Alors c'est le mode automatique qui est enclenché, les médicaments pris à heures fixes sans réfléchir, frotter, piquer, avaler, recommencer. Nous nous sentons si détachées, nos corps et nos pensées ne nous appartiennent plus, engloutis par le monstre tentaculaire de la procréation médicalement assistée. Mues par la fameuse énergie du désespoir, nous faisons des entorses au règlement, cigarettes et verres de vin, sorties, oublis, nous avons l'impression de nous approcher de ce fameux lâcher-prise que tout le monde invoque comme remède infaillible, de toucher enfin du doigt cet idéal de sérénité teintée d'indifférence. Jusqu'à aujourd'hui. La fin de l'attente, la fin du sursis, l'inévitable heure de vérité.

— Allez, à trois on regarde. 
— Un. 
— Deux. 
— Je t'aime.

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