Le vent se lève

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. 
 
D'aussi loin qu'elle puisse se souvenir, jamais une émotion pareille ne s'était emparée de son être. Pouvait-elle qualifier cela d'émotion ? Elle n'était plus sûre de rien. Tout ce qui lui semblait réel quelques secondes plus tôt, semblait maintenant flouté. Comme recouvert d'un voile flottant qui, soumis à la brise, vit en perpétuel mouvement. 
Elle se sentait prise dans un étau. La minute qui venait de s'écouler et les sensations l'ayant submergées, étaient-elles dues à la beauté de l'instant ou bien au flot de souvenirs l'ayant accompagné ? 
 
Depuis des années elle s'était construit un monde où seuls présent et futur avaient le droit d'exister. Elle avait verrouillé toute possibilité au passé de venir s'installer, ne serait-ce que quelques secondes. Pour elle, la beauté des choses n'existait que dans leur progression, un regard en arrière et vous vous perdrez dans un océan qui n'attend que de vous engloutir. Pour elle ce qui était fait n'était plus à faire. C'était un monde sans regrets ni remords. Tout était à construire. Tout était à penser. Et rien ne pouvait être à recommencer.
 
Janna avait décidé il y a longtemps qu'elle se nommerait Janna. Qu'elle serait née de deux parents infirmiers décédés lors d'un incendie alors qu'ils étaient de garde à l'hôpital. Elle aurait vécue dans la région parisienne avant de venir s'installer dans un petit village rural. Elle aurait fait des études de droit avant de tout quitter pour effectuer ce qu'on appelle ce « retour à la Terre » et mettre les mains dans le fumier. Janna n'aurait pas eu d'histoires d'amour, ni de chats ou de chiens. Elle n'aurait pas non plus de grands-parents ou de famille proche. Elle aurait juste son sac, ses livres de jardinage et son corps d'un mètre soixante-dix-huit et de soixante-quinze kilos. 
 
Dans le village de 300 habitants, poules comptées, personne ne posa de questions bien que tous se demandaient ce qu'une femme de Paris pouvait bien venir chercher ici, au milieu des champs de blé. Eux même ne restaient ici seulement parce qu'ils y avaient vécu leur enfance, avaient repris la ferme de leurs parents, et bien souvent de leurs grands-parents avant eux , ne pouvant se résoudre à abandonner les vestiges de la lignée familiale. Finalement ce qui les retenaient c'était bien les souvenirs attachés à cette terre et à la vie qui existait déjà avant eux. Ils ne s'étonnaient pas de voir partir leurs gamins, mais ne s'étonnaient pas non plus de les voir revenir. Cherchant à leur tour à revivre les années passées, re-goûter aux fruits de la jeunesse et de l'insouciance. Pour beaucoup d'entre eux, la définition de l'existence était attachée à ce goût amer qu'a le passé. Ce goût qu'on ne cesse sans cesse de vouloir retrouver, dans les tartes que l'on prépare, dans les odeurs que l'on respire ou encore dans les discussions que l'on nourrit. 
 
De nombreux habitants n'étaient pas convaincus par cette histoire d'orpheline sans attaches. Mais face à la souffrance, les langues se taisent et le doute s'évanouit. Et puis de toute façon qui voudrait s'inventer une vie pareille ? Cela donnait une raison valable à son arrivée et à la volonté avec laquelle elle s'acharnait pour tout reconstruire. 
Ce qu'ils ne comprenaient pas c'est que, pour Janna, rien n'était à reconstruire. Avant les champs elle n'existait pas, sa vie antérieure était un livre fermé auquel elle avait arraché les pages. Le soir après le travail à la ferme, elle s'enfermait dans la chambre qu'elle louait à un habitant et lisait des livres entiers sur la manière dont il fallait travailler la terre. Tandis que les paysans tentaient toujours de la traiter comme la traitait leurs ancêtres, Janna au contraire, que ce soit dans la méthode ou dans le geste, lui accordait chaque jour une attention différente. 
 
Il fut assez vite possible de discerner les champs dans lesquels Janna évoluait de ceux où Janna n'allait jamais. Les feuilles semblaient plus vertes, l'herbe plus grasse et la terre plus riche. Les paysans parlaient de sorcellerie mais aucun n'osaient dire un mot. Une femme mystérieuse venant de Paris peut-être avait-elle un lien avec le gouvernement. Et ici, personne ne voulait avoir à faire avec le gouvernement, que ce soit en bien ou en mal. Alors tant que le boulot était fait, de quoi pouvaient-ils se plaindre ? Les femmes, elles, se laissaient aller à l'imagination. Janna s'étaient ainsi vue revêtir le costume de l'amoureuse rejetée, de la fille instable laissée tombée par ses parents, de la clocharde lettrée, de la survivante d'une secte d'illuminés etc. Les scénarios foisonnaient. Cependant aucun d'entre eux ne laissait le personnage effectuer le choix de son plein gré. Il se trouvait nécessairement forcé par un acteur extérieur à s'exiler loin de la terre d'origine. C'était bien au-delà de leur force de s'imaginer que l'on puisse choisir de venir habiter cet endroit par choix. Lieu de leur existence monotone et de leurs rêves engloutis où tout espoir de liberté (ou de légèreté de l'être) se trouvait être socialement interdit. 
 
Pour Janna chaque jour étant un nouveau, elle ne se tracassait pas des soucis de la veille. Un champs détruit par l'orage, une saison étonnamment pluvieuse, du gel sur les fleurs fertiles n'étaient que des aléas auxquels il fallait trouver une solution. Rien ne sert de se morfondre, ce qui compte c'est d'avancer. Elle alliait ainsi détermination et efficacité sans jamais rien remettre en question. Si elle avait fait une erreur, elle ne la commettrait plus. Elle ne sortait pas le soir et ne tentait pas de se mélanger au reste du peuple. Elle parlait seulement quand il ne lui restait aucune autre option. Ses phrases étaient courtes, prononcées rapidement mais clairement, si bien que personne ne pouvait se rappeler le son de sa voix mais chacun retenait l'information qui lui avait été donnée. Ainsi elle ne semblait exister que dans le temps présent, nul n'avait de souvenirs clairs ou de moments réellement partagés avec elle. D'une certaine façon Janna n'existait que pour elle, dans un univers bien cloisonné, à l'intérieur duquel la réalité n'avait qu'une seule face, une face qu'elle avait entièrement construite. 
 
Et pourtant en une minute toute son existence s'était mise à trembler. Trembler si fort que ses murs de verre s'étaient brisés. Il avait suffi d'un détour sur son trajet pour tout faire chavirer et c'est du point culminant de la colline qu'elle s'est finalement sentie submergée. Une vie entière et des souvenirs par milliers sont venus la rattraper. Elle pleurait, elle riait, elle criait. Elle ne se savait pas capable de ressentir toutes ces émotions. C'est comme si elle découvrait pour la première fois que l'on pouvait être triste, joyeuse, émue, amoureuse, en colère, perdue, angoissée, déprimée... Maintenant elle ne savait plus quoi faire de tout cela. 
 
Elle ne s'appelait plus Janna, elle n'avait jamais habité à Paris, elle avait une famille, des amis, une amoureuse... Des gens qui, sûrement l'attendaient quelque part. Elle avait dit « je pars faire les courses ». Le soleil se couchait, elle se dépêchait pour arriver au supermarché avant la nuit. Elle avait moins d'une minute. Et puis elle fut saisie par le désir de tout changer, de tout quitter, de tout inventer. En une minute elle avait senti le poids de son existence sociale peser sur ses épaules. Elle voulue savoir s'il était préférable de vivre dans un monde contrôlé que d'être soumise à l'affection qu'elle portait pour les autres. Ainsi pour vivre dans une indépendance apparente elle effaça tout souvenirs puisque de l'attachement découle un souvenir et que du souvenir provoque l'attachement. 
 
Et là, sur cette colline Janna ne savait plus qui elle voulait être. Lourde mais légère, heureuse mais triste, éternelle mais éphémère. 
 
Le soleil s'est levé. Une minute s'est écoulée. Le temps d'une éternité.
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