Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Voilà quelques heures qu'Armand, Noah et moi-même sommes partis des côtes de Guernesey après avoir visité la Table des Pions. Le dernier lieu terrestre vu par mon grand-père après qu'il ait quitté les rivages bretons. Je me souviens encore de lui, me faisant gentiment sauter sur ses genoux, paré de son bonnet de marin dont il ne se découvrait jamais, m'appelant "ma Noémie des Grands Fonds". Une expression qui, aussi étrange qu'elle soit, me revient encore comme un souvenir empli de nostalgie. Cela fait près de cinq ans qu'il est parti dans son bateau de pêche retrouver son trésor abandonné, selon les derniers mots laissés sur la porte de sa maison près du phare. Je savais qu'il était déjà parti explorer les côtes des îles Anglo-Normandes il y a de ça bien des années et qu'il en était revenu extasié sans pour autant vouloir révéler à qui que ce soit ce qu'il avait vu.
C'est une chance incroyable que nous avons eu, mes amis et moi, que de tomber sur un des derniers groupes de pêcheurs de La Lague dans un des bars locaux et dont les deux doyens furent encore capables de se souvenir de lui. Ils s'en rappelaient même très bien et se laçaient des regards troublé alors qu'ils nous révélaient l'endroit où mon aïeul se dirigeait. A force de persuasion et de boisson, ils finirent par expliquer l'origine de cette gène.
"V'voyez mes p'tits, la mer, c'plein de mystères et d'choses qu'on devrait pas déterrer, et vot' grand-père, M'selle, y s'était mis en tête de voir dans l'fond d'l'océan. Sauf que l'gaillard, lui, il voulait aller dans l'fond par l'ouest d'l'île. Sauf que nous, même nos moins couards y z'y vont pas même pour piquer une tête. On en a eu un, une fois qu'avait tenté le coup quand z'étions jeunes. Faisait chaud c't'été là et le gamin, l'était p'têt pas plus courageux qu'un autre mais, plus bête, ça c'est sûr. L'est allé très loin à l'ouest avec ses copains. L'a plongé longtemps, longtemps avant de remonter, de c'qu'on m'a dit. Quand l'est revenu, l'était tout blanc avec une vilaine blessure, comme si sa jambe s'était faite mâchouilée par une lamproie. Jamais vu une morsure d'lamproie aussi grosse. Tout ce que l'gars était capable de débiter après ça, c'était qu'y avait un gros trou dans le fond de la mer et tout un tas de choses sur des trucs anciens. L'est mort cinq jours plus tard sans qu'on sache pourquoi. Me souviendrais toujours d'ses yeux à l'enterrement. L'croque-mort avait tout fait pour qu'il ait un bon air mais ses yeux étaient dev'nus si gros qu'on pouvait plus y fermer les paupières et si pâles qu'on aurait cru qu'c'tait une poiscaille qu'on dut mettre en terre... C'pour ça qu'personne y va plus, et c'pour ça qu'vot' ancêtre y est allé. Et c't'aussi pour ça qu'vous devriez vraiment pas tenter la chose."
Armand et moi sommes sur le point de plonger. Noah vérifie notre équipement avant le début de l'escapade sous-marine et je l'embrasse une ultime fois avant le départ. Nos masques enfilés, nous réglons nos montres de plongée et nous laissons aller vers le domaine de Poséidon. Le paysage marin est aussi beau qu'à l'accoutumée, d'un vert de jade translucide légèrement trouble et traversé par les rayons d'un soleil de début d'après midi, des bancs de poissons s'agitent ça et là en raison de l'arrivée soudaine d'éléments inconnus dans leur univers habituellement paisible. Nous descendons au seul son de la vie aquatique et de notre respiration à travers notre masque. Nous apercevons alors un rebord plongeant plus profondément sous les eaux : la Fosse des Casquets. Nous voici à près de 90 mètres de la surface. La lumière du soleil est toujours visible. Je me tourne vers mon partenaire de fortune qui m'indique d'un signe enthousiaste de la main qu'il est prêt et continuons la descente.
165 mètres. Le fond de la fosse. Le paysage ici est bien plus triste qu'à proximité de la surface. Bien que la vie soit toujours présente, la main de l'Homme apparaît ici par une splendide couche de barils de déchets radioactifs datant des années 50. A ce point ci, il commence à faire bien plus sombre et malgré le fait qu'il soit encore possible d'y voir, l'atmosphère y est bien plus inquiétante. Après plusieurs minutes de recherche mon collègue me signale une découverte particulière. Tout en le rejoignant, mon regard est attiré par un étrange objet incrusté dans un des bords de la fosse et ce malgré la lumière plus rare à cette profondeur. Érodée par le temps et la mer, on en dirait pas moins la sculpture d'une créature humanoïde ailée en position assise. Armand me tire de mon observation en me pressant de le rejoindre et j'obtempère.
168 mètres. Les cartes topographiques des fonds marins indiquent qu'il n'y a pas plus profond dans cette zone. Pourtant, devant nous s'étale un trou béant tel une plaie dans le plancher marin. Nous voilà tous deux hypnotisés par ce cercle quasi parfait allant d'un bord à l'autre de la fosse dont la largeur est de presque trois kilomètres. Comment un tel phénomène a-t-il pu échapper aux meilleurs radars? Armand semble mal à l'aise. Je le suis également. Ce dicton stipulant que l'abysse vous regarde en retour... est vrai. Les poils de mon échine se hérissent et mon épiderme se refroidit. Ce ne devrait pas être là.
Devant cette aberration, l'excitation de la découverte prend le dessus sur le malaise. Nous décidons de franchir le pas. Nos frontales ajustées, nous entrons dans le trou.
180 mètres. Nos lumières et la communication régulière entre nous sont les seules choses qui nous permettent de nous repérer dans les ténèbres. Nous continuons.
J'étais dans mes pensées. Je ne sais combien de temps à passé depuis que nous avons entamé la descente. Je ne vois plus Armand. Il ne répond pas. Je tente de contacter Noah. La radio n'émet pas le moindre grésillement. Le froid de la panique se répand dans mon ventre, je cherche à toucher la paroi que nous suivions. Où est-elle? Ma lampe meurt tout à coup. L'obscurité est absolue, palpable, je la sens s'enrouler autour de moi tel une liane visqueuse, glacée et infâme. Je ferme les yeux mais rien ne change, les ténèbres sont partout et le silence, omniprésent.
Où est la surface?
Je n'ai pas le choix. J'avance.
J'ouvre des yeux que je pensais déjà ouverts. Une main sur mon épaule, mon grand-père, souriant, les cheveux blancs sous son bonnet flottent aux grès des eaux dans la cité cyclopéenne. Il m'invite à le suivre à travers la ville en ruine aux reflets fantomatiques de l'océan, témoins d'une époque sans âges et aux dimensions organisées pour des êtres aux formes complètement différentes. Je suis subjuguée par ce qui m'entoure. Des temples immémoriaux et des bibliothèques colossales se maintiennent sur des colonnes délabrées. L'exaltation monte à mesure que nous avançons vers le centre de la ville morte. D'autres sont là, dans la même extase et nous approchons de l'autel avec où gigote une étrange forme. Oh, Armand, tu étais donc là. Il me regarde soulagé à travers son masque avant d'aborder un visage incrédule. Je n'ai plus besoin de masque. Nos yeux commencent alors à enfler, nous prenons notre vraie forme. Nos bouche s'arrondissent, s'allongent, s'arborent de dents pointues qui se dirigent vers Armand. Quel délice! Nous entamons un chant à la gloire de ce qui est ancien et oublié nous agitons nos corps changés à la lueur verdâtre de la statue du dieu oublié. Quelle gloire! Quel trésor! La chair emplis nos bouche et les eaux frétillent, l'obscurité grandit à mesure que nos voix chtoniennes emplissent d'échos la ville de l'oubli et fait appel à ce qui est antique et profond! Le paroxysme approche!
Tout devient noir.
Me voici dans un lit d'hôpital. Noah est à mes côtés et il pleure. On m'a retrouvée sur la côte de La Lague. Armand est introuvable. Noah me serre dans ses bras, inconsolable. Il est désemparé. Pour lui, l'expédition est un échec.
Ne t'en fais pas Noah. Un jour, je partagerais avec toi le trésor du Grand Fond.